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Les zones de conflit, nouvelle frontière du commerce équitable

Analyses
Les zones de conflit, nouvelle frontière du commerce équitable

« Rendre la guerre non seulement impensable mais aussi matériellement impossible ». ’L’idée’ de Robert Schuman, l’un des pères fondateurs de l’actuelle Union Européenne [[highslide](a;a;;;)
Initiée à l’époque sous la forme de la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier), limitée, comme son nom l’indique, à des secteurs militairement stratégiques.
[/highslide]], était de tellement lier les économies des pays Européens qu’ils ne pourraient plus se lancer dans de longues guerres fratricides. De manière plus générale, la vision classique du libéralisme, défendue en son temps par Milton Friedman [[highslide](1;1;;;)
Milton Friedman. 1962. Capitalisme et liberté.
[/highslide]], associe liberté économique – synonyme de commerce – et liberté politique – vectrice de paix et de prospérité. Même si l’on ne peut nier sa pertinence dans de nombreux cas, le résultat de cette logique devrait être la paix universelle tant le paradigme (néo)libéral imprègne l’actuelle économie mondiale…

La malédiction des ressources naturelles

Il existe en fait de nombreuses situations où, à l’inverse, certaines formes de commerce favorisent les tensions et les conflits armés. Dans les cas, par exemple, de ‘malédiction des ressources naturelles’. Les économistes utilisent cette expression pour caractériser les pays se trouvant dans des régions riches en matières premières mais présentent un faible, voire très faible niveau de développement économique et organisationnel. Cette combinaison fait d’eux des proies faciles pour les ‘prédateurs’ économiques internationaux, généralement des pays / sociétés transnationales du Nord. Ces derniers se prêtent ainsi, dans un contexte global de raréfaction des ressources naturelles et d’ouverture systématique des marchés par l’OMC [[highslide](b;b;;;)
Organisation Mondiale du Commerce.
[/highslide]], à un véritable ‘pillage’ sur les populations et sur l’environnement, sans aucune redistribution des dividendes [[highslide](c;c;;;)
Voir le film documentaire de Vincent Bruno pour le CNCD « La malédiction des ressources »
[/highslide]]. Une parfaite illustration de ces pillages est la récente mais forte tendance à l’accaparement des terre dans les pays du Sud [[highslide](d;d;;;)
Voir la campagne d’Oxfam sur l’accaparement des terres, dans le cadre de ‘Cultivons’.
[/highslide]]. Rajoutez au tout quelques ingrédients ethniques et/ou religieux, au sein de frontières héritées de l’époque coloniale, et vous obtenez un cocktail particulièrement explosif. Diamant en Sierra Leone [[highslide](2;2;;;)
Andres Perez. Juin 2000. Guerre et diamants en Sierra Leone. Le Monde diplomatique.
[/highslide]], cuivre au Congo, pétrole au Darfour ou en Irak ne sont que quelques uns des nombreux exemples de ce type de conflits. Face à ces situations d’échec du commerce conventionnel, le commerce équitable est-il une solution pertinente?

Différentes temporalités

Un premier balayage de la littérature semble démontrer une plus-value importante du commerce équitable (voir notamment la brochure éditée sur le sujet par la coopération technique Belge (CTB) [[highslide](3;3;;;)
CTB, agence Belge de développement. Aout 2010. Le commerce équitable en zone de conflit.
[/highslide]]). Néanmoins, avant de lister l’ensemble de ces avantages, il semble important de distinguer différentes situations de conflit, notamment en ce qui concerne leur temporalité :

  • les situations de conflit ouvert, en cours, où l’objectif des politiques d’intervention est l’atténuation des effets de ce conflit sur les populations civiles.
  • les situations de post-conflit ou de conflit latent : objectif de normalisation et de construction de la paix.
  • les situations où les conflits sont officiellement terminés mais où de fortes tensions entre communautés persistent : objectif de prévention des conflits sur le long terme.

L’enjeu est ici de positionner le commerce équitable en zone de conflit sur le spectre d’intervention habituel de l’aide : est-on plus proche de l’extrémité humanitaire du spectre (soins d’urgence, court terme) ou de l’opposé développementaliste (reconstruction, capacitation sur le long terme) ?

Atténuation des conflits

Dans le premier cas des conflits en cours, il parait clair que le commerce équitable n’est pas l’outil approprié, puisque l’on est ici dans un processus d’atténuation des effets du conflit. Une organisation de commerce équitable, de même qu’une ONG de développement, ne peut remplacer une ONG humanitaire dans sa capacité à venir en aide directe aux victimes, à sauver des vies ou fournir des soins et ravitaillements d’urgence. Elle peut dans certains cas aider à répondre à des besoins de base (eau, nourriture, etc.), au travers notamment de la prime sociale, mais l’on est déjà ici dans des zones relativement éloignées du conflit, que ce soit au niveau temporel ou au niveau géographique.

La SOPACDI : un café équitable du Kivu

Un exemple de problème d’accès aux marchés est la province du Sud-Kivu, en République Démocratique du Congo (RDC), où le conflit entre rebelles et forces gouvernementales a entrainé la destruction de nombreuses plantations de café et la rupture des lignes d’approvisionnement conventionnelles [[highslide](e;e;;;)
Voir les analyses « Résurgence du conflit au Kivu » et « Le café paysan du Kivu »
[/highslide]]. La SOPACDI (Solidarité Paysanne pour la Promotion des Actions Café et Développement Intégral) est une organisation de commerce équitable partenaire d’Oxfam Wereldwinkels dans la région. Elle permet à près de 4000 petits producteurs de café d’écouler leur production aux conditions du commerce équitable (et parfois également biologique). Leur accès aux marchés est ainsi considérablement amélioré par rapport aux circuits conventionnels, quasi désertés par les intermédiaires, le peu qui restent exploitant les producteurs, notamment les plus marginalisés. Une série de partenaires, incluant la CTB, fournit par ailleurs à la SOPACDI un soutien technique et organisationnel, incluant le renouvellement des plantations, la formation des producteurs aux techniques durables, l’aide à la transformation, etc. [[highslide](f;f;;;)
Voir l’analyse « Raek et Sopacdi au Sud Kivu : des perspectives d’avenir en action »
[/highslide]]

Normalisation en situation de post-conflit

Dans les cas de post-conflit ou de conflit latent, le commerce équitable peut par contre jouer un rôle important dans la normalisation des situations, du fait de ses plus-values sociales, économiques ou politiques. Ainsi, le premier et principal obstacle que rencontrent les populations dans ces régions est la difficulté à accéder aux marchés, du fait par exemple de l’insécurité latente ou des contrôles de soldats. Historiquement, le ‘code génétique’ du commerce équitable est justement d’aider les producteurs marginalisés à accéder à des marchés inaccessibles. Un échelon supplémentaire est gravi ici, du fait, entre autres, des coûts supplémentaires engendrés, qu’ils soient directs (renouvellement des véhicules confisqués, corruption, etc.) ou indirects (blocages, contrôles militaires, destruction des routes ou infrastructures, etc.). La conséquence est un prix plus élevé des produits, qui doit, si possible, être compensé par une plus grande qualité des produits [[highslide](4;4;;;)
CTB, op.cit. p.23.
[/highslide]].
Les critères économiques du commerce équitable (prix stable rémunérateur, prime de développement, préfinancement) constituent une autre plus-value majeure pour les producteurs situés en zone de post-conflit. Les gains générés, en particulier la prime de développement associée à chaque transaction commerciale, permettent aux communautés de reconstruire les infrastructures productives ou sociales les plus vitales détruites lors du conflit, rétablissant ainsi l’accès aux soins de base (santé, eau, etc.). On est ici dans une dimension plus humanitaire, assez éloignée des aspects habituellement développementalistes du commerce équitable, est l’une des autres grandes difficultés de ce commerce équitable de ‘première ligne’.
Une dimension moins palpable mais toute aussi importante en situation de post-conflit est la notion d’appropriation. A l’inverse du commerce conventionnel, où la reconstruction économique est souvent imposée par des acteurs extérieurs (institutions internationales, multinationales, etc.) , le commerce équitable favorise la réappropriation par les intervenants locaux. Ceux-ci s’autonomisent en développant eux mêmes leur organisation et leurs relations commerciales, ce qui favorise in fine une dynamique économique plus durable.
Les critères du commerce équitable exigent de plus que ce développement se fasse de manière collective, au travers de modes de fonctionnement et de structures participatives, démocratiques et transparentes (souvent des coopératives) : élections et candidatures ouvertes, représentation des travailleurs, gestion transparente, etc. Le commerce équitable post-conflit est ainsi un vecteur de (ré)apprentissage de la démocratie, seule structure politique véritablement garante d’une paix stable.
Enfin, la responsabilisation des acteurs restaure un sentiment de dignité et d’identité culturelle, facteur supplémentaire de stabilisation des zones de conflit. Vecteurs de traditions et de culture, les produits équitables sont en effet un moyen d’expression, une manière d’exister par le développement économique et non par la vengeance et la guerre. C’est particulièrement vrai chez les populations fragilisées telles que les femmes, souvent les premières victimes de la guerre. Le commerce équitable leur permet de participer aux activités économiques (en particulier dans l’artisanat), de mieux défendre leurs droits, et dans certains cas de favoriser la paix par leur rôle de médiation [[highslide](5;5;;;)
CTB, op.cit. p.19-21.
[/highslide]].

Des projets économiques de rapprochement des communautés

L’exemple du Rwanda est particulièrement significatif, le pays ayant été le théâtre d’un des génocides les plus sanglants du siècle dernier. La coopérative Abahuzamugambi Ba Kawa («Ceux qui ont des objectifs communs») contribue au rapprochement de plus de 2000 producteurs tutsis et hutus en les faisant travailler ensemble sur une station de lavage de café. Les producteurs ont comme objectif commun la production d’un café de terroir de grande qualité et à forte valeur ajoutée, dans un contexte de remontée des cours mondiaux du café synonyme de développement économique [[highslide](6;6;;;)
CTB, op.cit. p.32-33.
[/highslide]].
De même, dans la région proche du Kivu en République Démocratique du Congo (RDC), (voir autre encadré), les activités de commerce équitable de la SOPACDI amènent près de 4000 cultivateurs, de 3 ethnies différentes, les Bahavu, les Bahunde et les Hutus, à coopérer autour de la culture et transformation de café. La minorité Hutu, discriminée car étant étrangère au Kivu et parlant la même langue que les rwandais, bénéficie particulièrement de ce programme.
Un autre exemple particulièrement symbolique est celui de la coopérative Sindyanna of Galilee, partenaire d’Oxfam en Israël. Fondée en 1996 par Hadas Lahav, une journaliste juive israélienne, et Samia Nasser, une enseignante palestinienne, l’organisation soutient des petits producteurs d’olive, de savon et d’épices, en majorité des arabes marginalisés vivant en Israël mais ne bénéficiant d’aucune reconnaissance ni aide de l’Etat. Sindyanna supporte en outre des projets d’associations féminines en Israël et en Cisjordanie, les Palestiniennes y souffrant à la fois de l’occupation israélienne et des rigidités de la société arabe traditionnelle. En collaboration avec d’autres acteurs régionaux du commerce équitable, la coopérative a également développé ‘Peace Oil’, une huile d’olive de qualité supérieure élaborée conjointement par des producteurs israéliens et palestiniens, symbole d’interdépendance économique entre les peuples [[highslide](7;7;;;)
Sindyanna of Galilee
[/highslide]].

Prévention de futures conflits

Troisième temporalité, les situations où la paix est installée durablement mais où des tensions persistent entre communautés, la fin des hostilités n’ayant pas réglé les questions identitaires. A un horizon plus ou moins lointain, ces tensions accumulées sont susceptibles de dégénérer en nouvelle situation de conflit. Il est donc extrêmement important de rapprocher les communautés si l’on veut construire une paix durable. Cet objectif de prévention est probablement l’un des plus ambitieux mais aussi celui où le commerce équitable a le plus de valeur ajoutée par rapport au commerce conventionnel. A l’image de l’idée Européenne, le principe est ici d’établir des liens tellement étroits entre communautés que la réapparition de conflits devient quasiment difficile voire impossible.
Education au développement durable en place du pillage de l’environnement, abandon des productions agricoles potentiellement génératrices de corruption et de guerre [[highslide](h;h;;;)
A l’exemple de la production de raisins à la place d’opium en Afghanistan ou de roses plutôt que de la cocaïne en Colombie. Voir à ce sujet : Leon Kaye. May 10th 2010. Fair Trade Goods From Danger Zones: Is the Label Necessary?
[/highslide]], sensibilisation des consommateurs aux situations de conflit, plaidoyer politique pour atténuer les retombées politiques des injustices économiques, génération d’emplois permettant de détourner les populations (en particulier les jeunes hommes) des milices [[highslide](8;8;;;)
Sarah Irving. Fair Trade zones. Ethicalconsumer.org.
[/highslide]] sont d’autres exemples rallongeant la liste des bénéfices du commerce équitable en zones de post-conflit. L’essentiel à retenir est peut être que ses apports majeurs restent la restauration de l’identité, de l’autonomie et du dialogue entre les communautés. Ce sont les principaux éléments qui le distinguent du développement classique et en font un formidable outil de reconstruction sur le long terme.

Un outil dans la boîte d’intervention

Malgré tout, le commerce équitable n’est pas une panacée en zone de conflit. Il ne peut pas, comme on l’a vu, remplacer l’humanitaire, se plaçant sur une plus longue temporalité. Il demande également beaucoup d’investissement en temps, particulièrement sur la dimension psycho-collective et le travail de dialogue entre communautés. La plupart des produits équitables, en majorité alimentaires, supposent en outre une certification et donc des audits qui exposent les inspecteurs. Résultat, les organismes de labellisation refusent souvent de prendre ce type de risque et n’octroient pas le label. Les solutions proposées par Fairtrade incluent la collaboration avec des organisations internationales (du type ONU) sur les aspects de sécurité, l’utilisation de nouvelles technologies de communications (pour former à distance des contrôleurs locaux), une flexibilité accrue des systèmes de certifications [[highslide](i;i;;;)
Le label Fair For Life (IMO) est de ce point de vue clairement plus flexible que le label majoritaire FLO.
[/highslide]] ou, à l’extrême, un système d’exemptions permettant d’afficher un logo sans certification [[highslide](9;9;;;)
Julie Langlois. Juin 2011. Commerce équitable en zones de conflits.
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Ces solutions semblent malgré tout artificielles et peut être les organismes de labellisation ne sont tout simplement pas ‘taillés’ pour ce rôle. En comparaison, une organisation telle qu’Oxfam pratique déjà ce type de ‘commerce équitable +’, aidée en cela par sa grande flexibilité, son expérience de terrain, son réseau (institutions et ONGs humanitaires, de développement, etc.), la notoriété de sa marque et la confiance que lui accordent les consommateurs. Cette confiance lui permet de potentiellement se passer de certification. Oxfam ne considère d’ailleurs les labels que comme un outil au service du développement et ne les utilise pas dans toute une série de situations d’exclusion des producteurs, employant à la place des critères spécifiques à ces producteurs ‘first-step’ [[highslide](10;10;;;)
Oxfam International. September 2011. Internal report on fair trade strategy.
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En cela, l’organisation peut être considérée comme l’un des pionniers du commerce équitable en zone de conflit, se démarquant nettement des acteurs classiques. En faisant progresser la frontière de ce ‘Far West’, encore largement inexploré, elle permet aux organisations internationales et aux Etats démocratiques de disposer dans leur ‘boite’ d’intervention d’un formidable outil d’aide supplémentaire, particulièrement complémentaire au travail des ONGs humanitaires et de développement.
Patrick Veillard, Service Positionnement-Expertise-Partenariat