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Oxfam-Magasins du monde

La filière des fripes en Afrique

Analyses
La filière des fripes en Afrique

Aujourd’hui, j’ai déposé un sac de vêtements au magasin de vêtements de seconde main près de chez moi [[highslide](1;1;;;)Cette analyse ne se limite pas à l’exemple de la filière de vêtements de seconde main telle que pratiquée par Oxfam-Magasins du monde mais a pour volonté de présenter les tendances générales dans le secteur du textile de seconde main.[/highslide]]. Sur l’ensemble des vêtements, seul 80% du contenu est réutilisable [[highslide](2;2;;;)Les 20% restants sont des loques. Ces vêtements-là sont souillés, humides, déchirés ou dépareillés. Ils sont incinérés par une firme privée.[/highslide]], parmi lequel à peine 20% seront revendus dans les magasins de vêtements de seconde main dans le Nord. Et les 60% restants ? C’est la fripe de second choix, des vêtements d’une qualité correcte mais insuffisante pour qu’ils soient vendus en magasins. Ils sont soit donnés à des organismes caritatifs locaux, soit revendus à des fripiers exportateurs du secteur privé, ou parfois associatif. Leur voyage continue pour se terminer le plus souvent en Afrique ou en Europe de l’Est où ils aboutissent sur les marchés et habillent une majorité des populations. Des organismes privés aux organisations du secteur associatif, la grande majorité des organisations de collecte au Nord s’inscrit dans cette filière. Cette analyse a pour but de retracer le parcours de la fripe, en se centrant sur les conséquences économiques, sociales et culturelles de ce marché sur les pays d’Afrique sub-saharienne.

Comment le t-shirt de Fanny se retrouve sur le dos d’Aïssa ?

Fanny a adoré son t-shirt bleu roi mais malheureusement, les couleurs sont aujourd’hui complètement passées. Il n’a donc pas été retenu par les trieurs du magasin de vêtements de seconde main de son quartier et fait partie des nombreux vêtements revendus à un fripier privé. Celui-ci les exporte vers les pays du Sud, le plus souvent vers l’Afrique. Au Royaume-Uni, en 2010, c’est 320.000 tonnes de vêtements d’une valeur de 42,5 millions de dollars qui ont été exportées vers les économies en développement. À l’échelle des pays de l’OCDE, les exportations ont atteint 1,9 milliards de dollars en 2009 et la valeur du commerce international de vêtements de seconde main s’élevait en 2010 à 2,97 milliards de dollars (Norris, 2012 : 131). Ces chiffres ne reflètent néanmoins pas l’ensemble du commerce du vêtement de seconde main car une part importante du commerce se fait sur le marché noir afin de contourner les restrictions promulguées par certains états. La fripe est un commerce juteux.
Les conteneurs remplis de ballots sont ensuite importés par des fripiers basés en Afrique ou dans les Emirats. Leur réseau de distribution est souvent large et ils exportent parfois même dans les pays voisins. C’est le cas d’A.M., importateur de fripes libanais ayant grandi à Dakar, qui exporte une partie de sa marchandise en Guinée-Bissau, Mauritanie et Gambie (Bredeloup, Lombard, 2008 : 10). Une grande quantité de fripes arrive également en Afrique via des routes plus ou moins officielles, grâce aux nombreux allers et retours des migrants installés en Europe et qui utilisent leur connaissance des deux pays pour réinvestir efficacement dans leur pays d’origine. Une fois arrivés sur le continent africain, les ballots sont vendus à des semi-grossistes ou à des détaillants qui à leur tour, vendent la marchandise sur les marchés des villes et villages. Dans de nombreux pays d’Afrique sub-saharienne, plus de 50% du marché du prêt-à-porter revient à la fripe. En Ouganda, il s’agit même de 81% (Brooks et Simon, 2012: 12).

La fripe et l’Afrique : une histoire qui ne date pas d’hier

La fripe fait l’objet d’un commerce international depuis le 19e siècle. [highslide](3;3;;;)
Section écrite à partir des articles de Bredeloup et Lombard (2008), Brooks et Simon (2012), et Norris (2012).
[/highslide]Après l’Europe, les colonies deviennent rapidement un débouché intéressant pour les vêtements dont les métropolitains ne veulent plus. Des organisations caritatives commencent aussi à collecter les vêtements usagés pour les donner aux pauvres. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, avec l’augmentation du pouvoir d’achat des populations occidentales et la baisse du prix des vêtements, les dons de vêtements usagés montent en flèche. Les organisations caritatives ne les donnent plus prioritairement aux populations précarisées locales, préférant les vendre afin de financer leurs divers projets.
Avec les années 1980 vient la libéralisation des marchés du Sud. Simultanément, le prix de l’habillement baisse considérablement alors que l’offre augmente. Le volume des exportations de fripes explose et est accueilli à bras ouverts par les populations appauvries suite à la mise en place des programmes d’ajustement structurel. Au Sénégal, 4.000 tonnes d’importations sont alors autorisées par an. À Dakar, le nombre de fripiers passe d’une dizaine en 1980 à une quinzaine en 1990. Le déclin concomitant des industries textiles africaines a souvent été attribué à cet essor de la fripe. Il n’est en réalité qu’une conséquence parmi d’autres des politiques macro-économiques d’ajustement structurel. Celles-ci ont ouvert les marchés africains aux importations tant de vêtements de seconde main que de textile neuf, notamment le textile asiatique à bas prix. Même si la qualité n’est pas comparable, celui-ci, moins cher et neuf, a rapidement conquis les consommateurs africains. En parallèle, la privatisation des firmes textiles, leur mauvaise gestion et le manque d’investissements et de capitaux de départ, n’ont pas permis à l’industrie textile africaine d’entrer en force sur le marché mondial. L’ensemble de ces facteurs a donc fortement contribué à l’écroulement du textile africain au moment même où le pouvoir d’achat des populations dégringolait.
La baisse de la production pour la consommation nationale a aussi été masquée par l’augmentation de la production à destination de marchés étrangers. L’AGOA (African growth and opportunities act) a ainsi orienté la production du continent vers les États-Unis en donnant un accès au marché américain sans taxes ni quotas.

Les jobs de la fripe

La filière de la fripe génère une quantité d’emplois sur le continent africain. [[highslide](4;4;;;)
Section écrite à partir des articles de Bredeloup et Lombard (2008) et Brooks (2012).
[/highslide]] Elle rassemble des acteurs aux statuts très divers et aux ressources financières très inégales, des grands importateurs aux vendeurs sur les marchés et colporteurs, en passant par ceux qui raccommodent, lavent et repassent les vêtements de seconde main. Cependant, les profits ne sont pas équitablement répartis entre les maillons de la chaîne. Ils se font majoritairement à l’étape d’import-export, et non lors des ventes sur les marchés. Même s’ils dépendent des flux de marchandises venus du Nord, les importateurs contrôlent une étape cruciale de la filière dans laquelle se sont engouffrées les classes aisées du continent qui disposaient des capitaux nécessaires au démarrage de leur activité commerciale. Certains envoient même des collaborateurs dans les pays exportateurs afin que le tri des vêtements corresponde aux demandes des marchés importateurs.
À l’échelon du détaillant, la fripe est une niche économique car elle demande des compétences limitées et des moyens financiers réduits. S’y engouffrent ainsi des citadins précarisés ou déscolarisés, des diplômés sans emploi, des mères de famille à la recherche de ressources complémentaires. Le secteur a également absorbé de nombreux travailleurs du secteur public qui se sont retrouvés sans emploi suite à la mise en œuvre des programmes d’ajustement structurel. Sur les marchés africains, vendre des fripes est financièrement plus intéressant que vendre d’autres produits – tels que des légumes ou du savon – même si le capital de départ oblige souvent les vendeurs à s’endetter pour acheter leur premier ballot. Malgré tout, cela reste un commerce précaire, surtout lorsqu’il s’agit de l’unique revenu d’une famille entière. Les détaillants n’ont aucun contrôle sur la quantité et la qualité de leur approvisionnement qui dépend en premier lieu des cycles de consommation au Nord. La valeur de la marchandise est également fortement sujette aux modes et tendances locales qui ne suivent pas systématiquement celles du Nord. Les détaillants se retrouvent à l’extrémité de la filière de la fripe, là où vendre les vêtements usagés du Nord ne représente pas un moyen d’émancipation financière afin de sortir de la précarité dans laquelle ils se trouvent. Ils accusent souvent les chocs de la filière en n’ayant aucune marge de négociation quant à la qualité de la marchandise qu’ils achètent. Des enquêtes effectuées à Maputo (Mozambique) ont montré qu’être détaillant ne permettait pas de réunir les capitaux nécessaires afin de faire évoluer sa situation au sein de la filière de seconde main, en devenant par exemple grossiste ou même importateur. Même si c’est un secteur porteur, la fripe reste une économie de survie, au même titre que d’autres emplois de la vente en Afrique.
Le commerce de la fripe est un important réservoir d’emplois. Son caractère informel permet à des individus imaginatifs de facilement contrôler plusieurs étapes de la filière afin que l’offre corresponde toujours plus aux besoins des marchés finaux. Mais pour cela, il faut nécessairement disposer d’un capital de départ. Et cela n’est pas à la portée de tout le monde. À l’échelle des marchés, la fripe permet à un grand nombre de personnes de survivre mais ne crée pas d’emplois décents. Les détaillants restent souvent coincés dans l’insécurité et l’informalité, sans espoir de stabiliser ou d’améliorer leur situation.

Est-ce que l’Afrique aime la fripe ?

Ou plutôt, est-ce que l’Afrique devrait aimer la fripe. Les avis sont partagés. Le commerce du vêtement de seconde main a un impact sur le marché de l’emploi : des emplois sont créés, d’autres disparaissent, d’autres encore s’adaptent. Les vêtements usagés sont pour la plupart de bonne qualité et ils répondent donc à un besoin fondamental de l’être humain : se protéger, se vêtir, se chauffer. L’essor de la fripe a même été analysé par certains (Musiani, 2008) comme l’étape ultime de l’intégration du continent africain au sein du commerce international. Grâce à elle, même les régions les plus reculées auraient accès à une certaine forme de modernité, une pâle image, mais une image tout de même, de la société de (sur)consommation du Nord. Mais le glamour et l’émancipation promis ne voyagent pas avec les vêtements. Le vêtement de seconde main connecte l’Afrique au mode de vie occidental sans jamais lui donner l’occasion de l’atteindre. La dépendance reste au centre de la relation, attisant convoitise et rejet.
Le prêt-à-porter produit en Asie est le plus grand concurrent de la fripe. Dans certains pays, comme au Cameroun, l’intérêt des consommateurs s’est déplacé vers ces produits qui sont neufs et de surcroît souvent conçus à destination du marché africain. Ils s’adaptent donc mieux aux modes et tendances locales (Bredeloup, Lombard, 2008 : 8). Au Mozambique, par contre, le vêtement de seconde main garde toute sa valeur car vendeurs et consommateurs savent qu’il est généralement de meilleure qualité. Il peut donc être vendu plus cher. Cela conduit certains vendeurs à acheter de la marchandise neuve venue d’Asie pour la travestir et la vendre parmi des produits de seconde main au prix de ces derniers. Au Kenya, par contre, vêtements neufs et usagés sont souvent ouvertement vendus ensemble mais le prêt-à-porter de seconde main se vend plus rapidement (Brooks, Simon, 2012 : 19).

L’associatif et la fripe

Le vêtement de seconde main reste malgré tout une filière commerciale au volume important. C’est un moyen utilisé par de nombreuses organisations du secteur associatif pour lever des fonds afin de financer divers projets, tout en fournissant des vêtements à bas prix pour les populations au Nord. Néanmoins, l’ensemble de la filière n’est pas systématiquement contrôlée et il n’est donc pas certain que les valeurs soutenues par ces organismes soient respectées à chacun des échelons. L’impact de cette activité commerciale sur le pays importateur n’est pas toujours pris en compte dans la démarche solidaire de l’organisation. Au Royaume-Uni, les organisations caritatives qui exportent des vêtements de seconde main doivent s’assurer que l’exportation se fait dans les règles et vers des pays qui disposent d’infrastructures adéquates pour traiter la marchandise. Au-delà de cela, elles n’ont pas d’autres obligations. Des scandales ont par ailleurs révélé les profits importants que se faisaient les fripiers exportateurs, sans toujours les partager équitablement avec les organisations caritatives (Norris, 2012: 133-34).
Quelques organisations contrôlent l’ensemble de la filière, en s’inscrivant ainsi dans une démarche de commerce solidaire au Nord comme au Sud. C’est le cas notamment du Baobab, une association burkinabé, partenaire de l’ONG belge Autre Terre, qui s’est lancée dans la commercialisation de vêtements de seconde main afin de soutenir ses autres projets (théâtre-action, cours d’alphabétisation, microcrédit). L’ouverture d’un centre de tri a permis de créer quinze nouveaux emplois et l’association s’emploie à fidéliser sa clientèle de détaillants. Grâce au partenariat avec le Groupe Terre, le nombre d’intermédiaires entre le donateur et le détaillant est considérablement réduit et les profits ainsi mieux répartis. La difficulté réside néanmoins toujours dans le fragile équilibre entre solidarité et rentabilité. Le modèle reste pourtant une piste intéressante pour les organisations du secteur associatif qui souhaiteraient accroître la cohérence de leur démarche.

Conclusions

Sur le continent africain, pendant plusieurs décennies, non seulement la fripe a permis aux plus pauvres de s’habiller à moindre frais, mais elle a aussi favorisé la diffusion des normes occidentales. La fripe symbolise une modernité à la fois attractive et répulsive. Attractive (…) parce qu’elle permet d’accéder, en différé, à la mode internationale ; répulsive parce qu’elle renvoie à la dépendance récurrente des pays en développement vis-à-vis de l’Occident. (Bredeloup, Lombard, 2012 : 18-19)

La fripe a-t-elle encore de beaux jours devant elle ? Certains en doutent, arguant que la dégradation générale de la qualité des vêtements risque de réduire drastiquement l’offre de fripe bon marché à destination des populations précarisées du Sud. L’attrait du prêt-à-porter neuf et bon marché, même s’il est de moindre qualité, n’en sera que plus fort. La concurrence entre la fripe et les vêtements produits en Afrique n’est plus d’actualité si tant est qu’elle l’ait jamais été.
S’ils sont nombreux à travailler dans le secteur de la fripe, rares sont ceux dont l’emploi permet de sortir de l’économie de survie. Au bout de la chaîne, les détaillants subissent les aléas du marché sans disposer des moyens de l’influencer ou de le contrôler. Paradoxalement, à l’autre extrémité de la filière, les récoltes de vêtements de seconde main sont souvent le fait d’organisations du secteur associatif qui se battent pour des causes variées, allant de l’accès aux soins de santé aux droits humains, en passant par le travail décent. N’auraient-elles pas un rôle à jouer pour améliorer les conditions de travail de ceux qui, en fin de parcours, traitent les marchandises récoltées ? Contrôler davantage de maillons de la filière de la fripe est un pas important afin d’accroître la cohérence de leur démarche. Mais les investissements nécessaires pour mener à bien ce processus sont considérables. Au-delà de l’aspect financier, il s’agit également d’un investissement humain important car une filière pérenne ne peut reposer que sur des contacts de confiance tout au long de la chaîne afin de pouvoir suivre les processus d’un bout à l’autre. À l’heure actuelle, Oxfam-Magasins du monde ne dispose pas des capacités et ressources nécessaires afin de se lancer dans ce projet de grande ampleur. Nous avons néanmoins entamé une réflexion sur notre positionnement en ce qui concerne le vêtement de seconde main afin de toujours progresser vers une cohérence accrue entre nos valeurs et nos pratiques. La filière du vêtement de seconde main et les relations qui se nouent entre ses multiples acteurs sont complexes. Nous souhaitons travailler pour le respect de l’environnement et des droits humains d’un bout à l’autre de la chaîne mais avons décidé de travailler par étapes, afin de consolider nos réflexions stratégiques en nous appuyant sur les récentes analyses du secteur.
Chloé Zollman,
Animatrice de campagne

Bibliographie

Bredeloup S., Lombard J. (2008), « Mort de la fripe en Afrique ou fin d’un cycle ? », in Revue Tiers Monde, 194, pp. 1-22.
Brooks A. (2012), « Riches from rags or persistent poverty? The working lives of secondhand clothing vendors in Maputo, Mozambique », in Textile: The Journal of Cloth and Culture, 10, 2, pp. 222-237.
Brooks A., Simon D. (2012), « Unravelling the relationships between used-clothing imports and the decline of African clothing industries », in Development and Change, 43, 6, pp. 1265-1290.
Musiani F. (2008). « Secondhand clothes: community-builders? The journey of Western used clothes in Sub-Saharan Africa », in J. Moe and L. Jokivirta (éds.) Interwoven stories: the fabric of community, San José, CR: University for Peace & Earth Charter International.
Norris L. (2012), « Trade and transformations of secondhand clothing », in Textile: The Journal of Cloth and Culture, 10, 2, pp. 128-143.