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Oxfam-Magasins du monde

Le défi de la « mise en action » des élèves de l’enseignement technique et professionnel dans le cadre de l’éducation au développement

Analyses
Le défi de la « mise en action » des élèves de l’enseignement technique et professionnel dans le cadre de l’éducation au développement

L’expérience d’Oxfam-Magasins du monde à travers le projet des Jeunes Magasins-Oxfam
À l’instar d’autres ONG d’éducation au développement, Oxfam-Magasins du monde s’est mis depuis quelques années, en réflexion autour de son « offre éducative » auprès d’un public de jeunes dits « moins favorisés » ou dont les profils scolaires sont généralement moins approchés. Cela a conduit Oxfam-Magasins du monde à soutenir spécifiquement les JM dans les écoles techniques et professionnelles de la fédération Wallonie-Bruxelles, en proposant une stratégie particulière, notamment en créant ou en adaptant des outils pédagogiques.

Le projet des Jeunes Magasins-Oxfam (JM-Oxfam)

Les équipes JM-Oxfam, actives dans les écoles en Belgique francophone, sont  composées d’élèves et d’adultes (enseignants ou personnel de l‘établissement). Elles gèrent un magasin de commerce équitable et mènent des actions de sensibilisation autour de la consommation responsable et des relations Nord-Sud. Les équipes JM-Oxfam ont également pour mission de s’organiser de manière démocratique, notamment en organisant des réunions régulières et de faire en sorte que tout le monde trouve sa place et puisse donner son avis. Enfin, elles sont des lieux de réflexion, d’échange et de débat au sein de l’école pour encourager une citoyenneté critique et solidaire.
Près de 120 écoles comptent une équipe JM-Oxfam, soit plus d’une école sur cinq. Avec en moyenne 12 membres par équipe JM-Oxfam, le projet totalise plus de 1400 personnes investies.

L’étude « Approcher d’autres mondes est possible »[1. ÎLE DE PAIX, Approcher d’autres mondes est possible, Quel éducation au développement au sein des filières techniques et professionnelles de l’enseignement secondaire ?, 2010.] élaborée par l’ONG Île de Paix a exploré de manière fort exhaustive le profil des élèves de l’enseignement technique et professionnel et les possibles d’une d’éducation au développement dans ces écoles. Dans la première partie de la présente analyse, il sera cependant mis l’accent sur une difficulté particulière : la mise en action.  Difficulté éclairée dans un second temps par le projet des JM-Oxfam en guise d’illustration. Dans un troisième temps, nous proposerons des pistes de solutions applicables tant par l’école que par les autres acteurs de l’éducation au développement.

Définir la mise en action

L’on entend par « mise en action » dans la présente analyse, le fait qu’un groupe de jeune s’organise en relative autonomie dans l’école en vue de réaliser un projet, un évènement, une action en vue de sensibiliser, de militer voire d’agir sur l’établissement scolaire même et son organisation.
La mise en action est donc un processus global d’organisation et non le simple fait de prendre part à une activité (surtout si celle-ci est demandée/dirigée par un adulte).
Cette notion est donc à rapprocher de la pédagogie du projet telle qu’initiée par le philosophe J. Dewey et développées depuis par de nombreux pédagogues. Cependant, l’objectif in fine n’est pas uniquement de réaliser des apprentissages mais bien de permettre aux jeunes de devenir des citoyens engagés, militants, à même de pouvoir agir sur leur entourage. Il s’agit avant tout de leur donner le goût de l’action choisie en accord avec des valeurs.
La mise en action est généralement au cœur de l’éducation au développement telle que conçue par ses acteurs. Elle est vue tant comme un moyen que comme une fin. Comme un moyen, de par sa valeur éducative « apprendre en faisant » et de par sa coloration alternative (et plus séduisante) par rapport au cours traditionnel dispensé à l’école. Comme une fin, parce que la mise en action du groupe serait le meilleur indicateur de la qualité de l’apprentissage réalisé par ce groupe. Il faut en effet rappeler qu’en l’absence d’examen à la sortie, elle est souvent l’unique baromètre permettant de voir concrètement si l’éducation au développement atteint ses objectifs (en plus de changements individuels de modes de vie).

La mise en action et ses présupposés

Si la mise en action lorsqu’elle jaillit et aboutit ne manquera pas d’être interprétée comme un succès pour l’enseignant ou l’animateur, quand est-il lorsqu’elle n’apparait pas, retombe ou reste médiocre ? C’est qu’elle reste un objectif complexe et cache en réalité une série de présupposés (liés au groupe mais aussi à chaque individu qui le composent). Ces présupposés ou acquis sont parfois fort éloignés de l’apport en tant que tel de l’éducation au développement.
Tâchons d’en faire une liste non exhaustive (inspirée de l’expérience des JM-Oxfam comme nous le verrons plus loin). Nous y retrouvons en filigrane les déterminants de la participation selon E. Perry Good : Appartenance, Pouvoir, Plaisir, Liberté[2. E. Perry Good, In Pursuit of Happiness.]. Facteurs nécessaires à l’éclosion d’une motivation. La mise en action repose en effet sur une forte motivation des jeunes mais pas uniquement. Il faudra par ailleurs que les jeunes puissent acquérir un minimum de compétences organisationnelles.
L’on peut estimer que les facteurs de motivation doivent être si possible présents pour pouvoir entamer une mise en action. Les compétences organisationnelles seront un plus si elles sont déjà au sein du groupe. Sinon, il faudra graduellement les introduire. Si elles restent absentes, même au sein d’un groupe fort motivé, soudé et déterminé, elles auront souvent raison du projet qui n’aboutira pas. La première erreur d’un groupe inexpérimenté sera en effet à avoir l’idée d’un projet trop compliqué à réaliser.

Facteurs de motivation

  • Les élèves font le choix libre et volontaire de s’investir dans le projet.
  • Les élèves ont le sentiment que le projet leur appartient
  • La raison d’être du groupe est connue et acceptée
  • Les élèves se sentent confiants et capables de s’organiser.
  • Les élèves se sentent à l’aise avec le rôle particulier qu’ils prennent dans l’école et vis-à-vis des autres élèves.

Compétences/Expériences

  • Les élèves ont une expérience précédente de réunion, de gestion de projet, d’organisation, de coopération.

La mise en action : l’expérience des JM-Oxfam

Dans un JM type, des élèves volontaires, issus d’années et de classes différentes, s’organisent, hors du temps scolaire proprement dit,  avec le soutien plus ou moins appuyés d’enseignants. Ils tiennent un petit magasin de commerce équitable dans l’école et réalisent des actions de sensibilisation dans l’école qui peuvent aller d’un « passage dans les classes » à l’organisation d’une journée, voire d’une semaine emplie de jeux, quizz, conférences, expo autour d’une thématique.
Outre la sensibilisation, le JM pourrait choisir d’influer sur l’école en tant qu’institution afin de la changer (modifier le menu de la cantine, instaurer du café équitable en salle des profs, …).
Idéalement, les jeunes sont un maximum aux commandes de la conception et de la réalisation concrète de leur action. On parie ainsi sur l’appropriation de leur militance au-delà de leurs années d’école. Au cœur de cette mise en action se trouve le message qu’ils veulent faire passer.
Insistons encore sur le fait qu’ils investissent le projet en toute liberté, que personne ne leur a rien demandé et que personne ne les jugera à la sortie !

Le constat

Dans les JM des écoles techniques et professionnelles, la mise en action brille par son absence, par sa difficulté à aboutir ou par sa dépendance à l’enseignant. Cela même si les élèves sont bien mobilisés autour du magasin, autour de la thématique du commerce équitable et avec un bon accueil des questions soulevées par les formations qu’ils vivent.
Notre analyse est que les présupposés à la mise en action listés plus haut sont souvent inexistants. Leur absence rend difficile la mise en action et ce, malgré les connaissances que les élèves peuvent avoir ou acquérir, ainsi que la part émotionnelle de l’indignation devant les injustices, les inégalités dénoncées. Celles-ci ne semblent pas suffire en définitive dans l’équation.
Le scénario « classique » selon lequel après avoir visionné un film, vécu une animation, visité un lieu, une indignation s’exprime dans le groupe et a pour conséquence de conduire à l’action, ne se produit pas. Pourtant, « il est souvent considéré, notamment par des opérateurs d’éducation au développement comme une inclinaison naturelle, comme un automatisme »[3. ÎLE DE PAIX, Approcher d’autres mondes est possible, Quel éducation au développement au sein des filières techniques et professionnelles de l’enseignement secondaire ?, 2010, p. 107].

La faute aux élèves ?

L’on peut pointer du doigt comme le fait l’étude d’Ile de Paix citée ci-dessus, le manque de confiance en soi et le fatalisme qui seraient fort présent chez ces élèves.
Cela fait en effet écho à beaucoup de phrases entendues lors d’animations effectuées auprès des JM, dont le palmarès pourrait être : « on ne peut rien y faire », « c’est le système, les gens voudront toujours plus d’argent et écraser les autres », « il faudrait vraiment que tout le monde s’y mette pour changer les choses ». Et concernant le rôle de sensibilisateurs : « Moi, parler devant d’autres élèves ? Jamais ! », « On n’est pas des animateurs ».

La faute à l’école ?

On peut se tourner vers les élèves, certes, mais d’autres causes sont aussi à chercher dans ce qui est proposé par l’école et de manière plus générale, le rôle donné aux élèves dans l’institution (ou la perception qu’en ont ceux-ci).
En effet, si pour l’élève, être à l’école signifie uniquement : suivre des cours entrecoupés de pause, faire des devoirs et préparer des examens, dans ce cas il ne peut que rester étranger face à ce que lui propose le projet JM. Et ce, d’autant plus s’il vit cette scolarité comme une souffrance (désintérêt, échecs scolaires, en opposition face aux monde des adultes).
Si à tout moment de sa vie scolaire, l’élève est dépendant du « lead » d’un adulte qui détermine le rythme, le sujet, la méthode et dans lequel l’élève est constamment testé sur sa capacité à suivre, alors il n’a aucune raison de sentir ou de vouloir le projet JM comme étant quelque chose qui lui appartient. Et ce d’autant plus, que le JM va en principe mordre sur son temps libre, lui demander un investissement dans le seul moment où l’élève peut « s’évader ».
Le projet JM obéit en effet à une logique différente qui est difficile à faire découvrir aux élèves si le milieu « école » ne suit pas cette logique. Cela suppose d’abord que le prof JM prenne conscience de cette difficulté et du message que lui-même envoie aux élèves dans sa façon de gérer le projet. De plus, cette prise de conscience est loin d’être une garantie de succès puisque les élèves ont déjà intégré (parfois depuis longtemps) un rapport à l’école qu’il faudrait chambouler ou à tout le moins, remettre en question.
Il ne s’agit pas ici de repenser entièrement l’école mais simplement d’avertir l’enseignant qui, voulant proposer le projet JM, devra être particulièrement attentif à inverser certaines logiques, à faire comprendre aux élèves l’espace tout autre qui est proposé, à éduquer les élèves à un autre rôle qu’ils n’ont peut-être jamais pris auparavant dans ou en dehors de l’école. Ce faisant, toute la difficulté pour l’enseignant est qu’il va en quelque sorte à l’encontre de son propre rôle habituel.
Cette importance des présupposés à la mise en action peut expliquer pourquoi une forte motivation (née ou non d’un sentiment d’indignation) ne sera pas suffisante car elle ne rentrera pas dans une logique lui permettant de déboucher sur une action.
Cette analyse peut dans une certaine mesure s’appliquer également aux élèves des JM existants dans l’enseignement général mais l’opposition à l’école y est moindre, la relation des élèves avec l’institution plus détendue, et la possibilité de rentrer de manière volontaire dans le JM reste un facteur déterminant pour l’implication des élèves par la suite.
Si l’école peut identifier le message (parfois implicite) donné aux élèves sur le rôle qu’ils ont à jouer et si elle peut agir sur celui-ci de manière sincère, elle pourra sans doute décupler l’énergie des jeunes à s’impliquer dans des projets qu’ils soient citoyens, de solidarité ou autres.

Des pistes de solutions :

  • Faire un choix conscient

Il faut accepter qu’emprunter la voie qui consiste à soutenir la mise en action des élèves n’est pas la plus aisée. Il est a priori plus simple d’imposer un projet de classe et d’y demander la participation convenue des élèves. L’autre voie parait en effet plus risquée, moins efficace, plus dépendant du bon vouloir des élèves. Si certaines « bonnes années » convaincront peut-être le prof à adopter une telle démarche, il se peut tout aussi qu’un groupe difficile fasse rapidement faire marche arrière. Il faut que l’enseignant accepte de travailler en direction de ce choix.

  • Travailler le groupe et les présupposés

L’enseignant peut choisir de concentrer son énergie non à mener directement des projets avec les élèves mais bien à travailler le groupe : sa cohésion, sa motivation, son organisation. Il doit être clair sur l’engagement à l’entrée dans le projet. Il peut proposer des moments de brise-glaces en début d’année, de « team-building », de réflexion sur le projet. Enfin, il peut aider les élèves à mettre en place leur propre organisation : espaces et temps pour se réunir, rôles de chacun, outils pour s’organiser. L’enseignant pourra y trouver un intérêt non seulement pour le but recherché mais également pour les apprentissages divers faits « tout au long du chemin ». Il pourra par exemple s’inspirer du fonctionnement de la pédagogie institutionnelle pour y puiser des outils.

  • La confiance accordée aux élèves

Cet élément essentiel à la prise en main du projet par les élèves est souvent bien difficile à accepter pour un enseignant. Ils supposent en effet que les élèves fassent des erreurs, parlent mal du projet, vivent des couacs dans l’organisation, soient inadéquats. L’enseignant devra adopter une posture très détachée par rapport à ses propres attentes de succès du projet.
Cette posture de l’enseignant ne doit pas non plus être mal comprise. Certains peuvent être tentés d’en profiter pour laisser complètement les élèves à leur sort (et ensuite ne pas être étonné de l’échec de leur mise en action). L’énergie que peut donner l’enseignant dans le projet devrait être autant voir plus importante. Mais elle est dirigée autrement. Elle devra être à l’affut des initiatives authentiques des élèves et aider celles-ci à aboutir sans les récupérer, ni les brusquer. Travail d’équilibriste.

  • Les alternatives à la mise en action classique

Si la mise en action telle que conçue habituellement semble poser problème, peut-on imaginer une autre finalité à proposer au JM ? Pourquoi pas la création artistique ? C’est le défi qui a été proposé aux élèves de l’enseignement technique et professionnel à travers le concours Slam-in-Dignity[4. Concours de Slam : www.omdm.be/slamindignity].
Partant du constat que les élèves sont frileux de plonger dans les contenus et de restituer un message aux autres élèves, le Slam-in-Dignity propose « d’y aller quand même » mais en poésie et en musique. Les élèves peuvent alors intégrer un cadre précis, celui du concours avec des instructions et des échéances à respecter, tout en ayant une production collective à réaliser. Production qui comme tout œuvre d’art trouve son sens dans sa diffusion.
Il faut bien sûr que l’outil corresponde aux attentes des jeunes. Le slam peut avoir son succès mais n’est pas nécessairement connu ni plébiscité d’emblée par les jeunes. D’autres outils (sportifs, arts plastiques, théatre…) peuvent être utilisés.
Peut-on parler réellement de « mise en action » dans ce cas ? L’on se situe davantage dans un entre deux. Une manière plus douce et balisée de mettre en action les élèves.
 
Dans son livre « Chagrin d’école » Daniel Pennac s’interroge sur les fameux « présupposés » : «  Tout reprendre de zéro en quatrième ! Jusqu’en  troisième, il n’est jamais trop tard pour repartir de zéro, quoi qu’on pense des impératifs du programme. Je ne vais quand même pas entériner un perpétuel  manque de bases, refiler systématiquement la patate au collègue suivant ! »[5. D. PENNAC, Chagrin d’école, Gallimard, p. 148]
Si nous estimons que des élèves de 16-17 ans ont des difficultés à aboutir un projet. Il est indispensable de travailler avec eux la gestion de projet de A à Z.
On le voit, la présente analyse touche en surface à de plus grands enjeux scolaires qui vont du bien-être à l’école jusqu’à la gestion des dynamiques de groupe et le rôle de l’enseignant. Le projet JM et l’éducation au développement en général peut agir comme une bulle d’air offrant un nouveau champ d’exploration aux élèves. Mais cette bulle est limitée par un cadre scolaire qui reste plus traditionnel. Avec les classes où « ça se passe bien », les enseignants feront plus facilement confiance aux initiatives portées par les élèves, dans les autres, on a tendance à rigidifier les rapports et à se méfier des  projets et demandes des élèves.
Mais, cet élève qui a tant de mal à se mettre en action n’est-il pas « l’élève le plus normal qui soit, celui qui justifie pleinement la fonction du professeur puisque nous avons tout à lui apprendre, à commencer par la nécessité même d’apprendre ! »[6. D. PENNAC, Chagrin d’école, Gallimard, p. 274].
Simon Laffineur