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Oxfam-Magasins du monde

L’expression artistique, outil d’éducation

Analyses
L’expression artistique, outil d’éducation

Ces dernières années, Oxfam-Magasins du monde a eu, à plusieurs reprises, recours à des démarches artistiques collectives, dans la mise en œuvre de ses projets éducatifs. De manière plus générale, c’est un nombre croissant de projets qui lient acteurs éducatifs, tels que les ONG, et acteurs du monde artistique. Pourquoi ce choix de l’expression artistique dans la mise en œuvre de leurs missions d’éducation ? Quels possibles et quelles limites à cette démarche ? C’est ce que nous tenterons d’approcher dans cette analyse.
Oxfam-Magasins du monde déploie sa stratégie éducative sur deux axes :

  • l’éducation permanente : partir de l’expérience de chacun, apprendre en équipe, sensibiliser et faire vivre les campagnes ; le tout dans une visée d’émancipation et de transformation sociale.
  • l’éducation au développement : faciliter une compréhension globale des enjeux socio-économiques, aiguiser le regard critique, encourager le questionnement du système économique dans lequel nous vivons pour que chacun puisse faire ses choix de manière responsable et consciente, favoriser l’action collective et l’expérimentation d’alternatives.

Tant l’éducation permanente que l’éducation au développement impliquent pour Oxfam-Magasins du monde une mobilisation collective sur le long terme, avec des actions concrètes et des outils adaptés à chaque public.
Dans ce cadre, Oxfam-Magasins du monde a développé divers projets faisant appel à l’expression artistique. Que ce soit pour éveiller des enfants aux inégalités mondiales et à la consommation responsable avec les projets « Bulles solidaires »[1. Voir http://www.oxfammagasinsdumonde.be/agir/agir-dans-mon-ecole/en-ecole-primaire/bulles-solidaires/] et « ça tourne plus juste »[2. Voir http://www.oxfammagasinsdumonde.be/agir/agir-dans-mon-ecole/en-ecole-primaire/ca-tourne-plus-juste/], ou avec des adolescents avec le projet  « Slam in Dignity »[3. Voir http://www.oxfammagasinsdumonde.be/agir/agir-dans-mon-ecole/jm-oxfam/concours-slam-in-dignity-exslam-toi-pour-un-monde-plus-juste/ ; voir le clip vidéo des gagnants ici : https://www.youtube.com/watch?v=ho2Z8tGhto0], ou encore en mobilisant une pièce de théâtre comme outil de sensibilisation[4. Voir http://www.oxfammagasinsdumonde.be/article_declic/chaud-cacao-dans-les-ecoles/] dans des écoles secondaires. Plus récemment encore, c’est le théâtre-forum[5. Voir http://www.lalibre.be/actu/movewithafrica/marcher-dans-les-pas-des-philosophes-grecs-55dade4f35708aa437b4dccf#0cf9d] qui a été mobilisé avec les jeunes du comité Inter-JM comme outil de formation et de mobilisation.
Jusqu’à présent, Oxfam-Magasins du monde a surtout utilisé l’expression artistique comme outil de motivation avec un public non professionnel, c’est-à-dire avec des citoyens  qui n’ont pas nécessairement fait le choix d’une carrière artistique. Dans ce cas, l’expression artistique est d’abord utilisée comme élément de motivation du groupe, qui permet à la fois de développer la créativité mais aussi de valoriser ensuite le résultat et éventuellement de l’utiliser pour sensibiliser un public plus large. Finalement, le côté artistique est avant tout mis au service de la démarche d’éducation. A l’inverse, le fait de s’adresser à un public choisi pour ses compétences artistiques renverse la démarche : dans ce cas, l’expression artistique est envisagée comme un but en soi, au même niveau que le message à faire passer. Mais dans ce cas, le projet artistique ne risque-t-il pas de passer au premier plan en oubliant l’objectif d’éducation, à savoir d’éveiller le sens critique et de faciliter la compréhension des enjeux?

Quelle cohérence des artistes dans leur message ?

En octobre 2015, des étudiants d’Arts2, une école supérieure de Mons, ont participé à un projet d’exposition sur le commerce équitable, suite à un appel à projet porté par Mons Equitable et la BFTF[6. Exposition Ekita menée par le collectif « Mons Equitable » et la BFTF en octobre 2015, Voir http://www.bftf.be/#/actualite/3614811]. Pour la grande majorité de ces d’étudiants, c’était une première approche du commerce équitable. Après deux jours de sensibilisation, les étudiants ont eu environ deux mois pour finaliser leur œuvre, collective ou individuelle. Cette expérience a permis aux étudiants artistes de tester de nouvelles techniques et de « voir en plus grand », grâce notamment à un soutien budgétaire (subside de la CTB dans le cadre de la dizaine du commerce équitable). S’ils ont tous été touchés par la thématique, ils ont néanmoins exprimé la difficulté pour eux de porter un message (celui du commerce équitable) sans être eux-mêmes des militants ou des consommateurs équitables. Cela pose la question de la cohérence de l’artiste dans sa démarche de création, lorsqu’il répond à un appel à projet émanant d’une ONG.

Pourquoi lier démarches artistique et éducative ?

Comme nous l’avons vu, les acteurs éducatifs, tels que les ONG notamment, privilégient généralement l’expression artistique comme outil de mobilisation et de motivation. Leur démarche est avant tout axée sur le processus qui va être mis en œuvre tout au long du projet : appropriation de nouvelles thématiques et connaissances, développement de l’esprit critique, changement d’attitudes, de comportements. L’objectif final de ces projets se situe bien dans le changement social ; au-delà de l’aspect artistique, ils visent à provoquer chez le public-cible et acteurs du projet un changement de valeurs et de comportements, une réflexion sur les conséquences des actes que chacun pose quotidiennement. Pour Oxfam-Magasins du monde, il s’agit de sensibiliser et d’éduquer des citoyens afin de parvenir à une plus juste distribution du pouvoir et des ressources à travers le monde. La porte d’entrée artistique est donc surtout un prétexte pour arriver à ce changement.
Mais n’y a-t-il pas plus que cet aspect motivant et rassembleur derrière cette alliance entre démarches artistique et éducative ? Selon nous, trois raisons majeures poussent à expérimenter l’alliance et les partenariats entre ces deux domaines.
Premièrement, en matière d’éducation au développement, les acteurs sont bien conscients de la complexité des messages abordés (système en multiples crises, interdépendance des enjeux  entre les sociétés du Nord et du Sud, etc…). Avec certains publics en particulier, il n’est pas toujours aisé d’avoir un message accessible, compréhensible, ou qui fasse écho à la réalité de chacun. En choisissant la courroie artistique, l’intention des ONG reste de développer auprès des publics une meilleure compréhension des problèmes et des attitudes visant une réduction des inégalités, mais l’ONG fait l’hypothèse que l’art, puisqu’il s’adresse à un autre registre de la connaissance, est un meilleur outil de sensibilisation[7. Paul Biot et Carmelina Carracillo, ONG cherche artiste pour échanges et partenariats (et plus si affinité), in Antipodes, ITECO, août 2012. Voir http://www.iteco.be/antipodes/art-et-developpement/article/ong-cherche-artiste-pour-echanges]. Le recours à l’art peut donc représenter une opportunité par rapport à ce problème d’inaccessibilité du message, en le rendant plus attrayant, plus accessible.
Ainsi, lorsque des enfants de l’enseignement  primaire conçoivent une planche de BD pour s’exprimer sur la surconsommation ou sur les inégalités Nord-Sud, comme dans le projet « Bulles Solidaires », ils sont amenés à se poser des questions et à rechercher des informations pour construire leur scénario. Le simple fait de choisir un mode d’expression comme la bande dessinée avec des personnages de fiction permet de « dédramatiser » la complexité des connaissances et des enjeux à aborder. Il en va de même pour d’autres modes d’expression comme le dessin animé, la vidéo, le théâtre, le slam…
Deuxièmement, nous pensons, à l’instar de Luc Carton, que l’on sous-estime la part culturelle du travail d’éducation permanente, c’est-à-dire la part qui éveille et réveille en nous nos capacités d’imaginer le monde, d’imaginer ce que nous vivons[8. Luc Carton, cité dans Education populaire : Quand le changement devient possible !, in Points de Repères N°43, Equipes Populaires, déc 2014.]. En effet, en tant qu’acteurs éducatifs, nous visons à créer d’autres mondes, à imaginer d’autres possibles. Comment y parvenir sans mobiliser l’utopie, le rêve, l’imaginaire ? Trop souvent, la société manque cruellement d’utopies créatrices. Or, dans le contexte économique, social, politique et environnemental que nous connaissons, il est vital de laisser une place aux pratiques artistiques qui permettent de travailler des questions de sens et de développer l’imaginaire[9. Muriel Vanderborght, Education populaire : Quand le changement devient possible !, in Points de Repères N°43, Equipes Populaires, déc 2014.]. La construction collective de savoirs et l’acquisition de nouvelles connaissances sur le monde qui nous entoure peuvent s’enrichir de ce travail culturel et artistique.
Oser rêver le monde, c’est se donner une ligne d’horizon qui donne la force de croire au changement, et par la même de refuser ce qui s’y oppose[10. Idem.].
Enfin, troisièmement, il faut aussi mettre en valeur le rôle de l’art comme outil essentiel de la démocratie, au cœur de  la liberté d’expression. Les artistes n’ont pas attendu les associations pour apporter leur regard critique et changer la société[11. Voir Paul Ardenne, Art et politique : ce que change l’art « contextuel »,  in L’Art même n°14, http://www2.cfwb.be/lartmeme/no014/pages/page1.htm]. Certains se retrouvent en première ligne à oser  s’exprimer, à lutter au grand jour en faveur de leur idéal, malgré les risques et les menaces que le pouvoir politique peut mettre en place. Il apparait dès lors naturel que les acteurs de changement (associations, ONG, et autres mouvements sociaux) recourent à l’art et aux artistes pour porter des revendications sociales et pour tenter de sensibiliser l’opinion publique.

Les défis

A côté des raisons qui poussent à favoriser des alliances entre démarches artistiques et éducatives, il n’en reste pas moins que des risques peuvent mettre en danger cette alliance entre acteurs éducatifs et artistiques. Voyons quels sont ces risques et comment les dépasser.
Le premier risque est lié à la liberté artistique. En effet, au cœur de la démarche artistique se trouve l’expression personnelle, le regard critique d’un individu sur la société qui l’entoure. Cette nécessité de liberté artistique peut entrer en conflit avec le souhait d’un acteur éducatif de faire passer son message, ou en tout cas de contrôler que le message exprimé par l’artiste correspond bien au sien. Cet écueil peut être évité si, dès le départ, les balises du projet sont bien posées, en prévoyant par exemple des moments d’échange réguliers entre les partenaires du projet afin de réajuster éventuellement l’un ou l’autre aspect en cours de route.
Un autre risque touche à la « naïveté » de certains acteurs éducatifs. Dans une analyse publiée par ITECO, Paul Biot et Carmelina Carracillo se posaient la question suivante : « On peut se demander par exemple au vu de certaines expériences de partenariat entre ONG et artistes si l’éducation au développement n’a pas tendance à faire une confiance aveugle à l’artiste, quitte parfois à ne pas expliciter suffisamment le message à transmettre, comme si l’art comportait en soi la faculté de passer automatiquement auprès des gens, comme si le message revêtait soudain moins d’importance. »[12. Paul Biot et Carmelina Carracillo, ONG cherche artiste pour échanges et partenariats (et plus si affinité), in Antipodes, ITECO, août 2012. Voir http://www.iteco.be/antipodes/art-et-developpement/article/ong-cherche-artiste-pour-echanges] Cela implique dès lors un accord total sur les objectifs du projet. Pour cela, « la phrase d’approche du partenaire » est essentielle : en effet, même si cela semble évident, les partenaires d’un projet doivent apprendre à se connaître, et de là définir ce qu’ils vont faire ensemble et pourquoi. Autrement dit, il faut définir où le projet se situe dans la stratégie de chaque organisation… Si dès le départ les intentions ne sont pas claires ou s’il subsiste des malentendus sur les attentes, cela risque de se répercuter au cours du projet.

Conclusions

Les frontières entre l’art et l’éducation ne sont pas toujours bien définies et comportent beaucoup de zones d’échanges. Certaines techniques artistiques, tels que le théâtre forum, peuvent d’ailleurs être considérés comme « hybrides » car elles relèvent à la fois du champ éducatif et du champ artistique. Rien d’étonnant donc à ce qu’Oxfam les utilise (voir à ce sujet l’analyse récente de Carole Vander Elst[13. Carole Van der Elst, L’expérience de théâtre forum au sein des JM-Oxfam, décembre 2015.]).
L’interaction de ces deux démarches suscite également une interrogation fondamentale : l’art, seul, peut-il changer le monde ? L’éducation non-formelle, qu’elle soit permanente, au développement, à l’environnement, etc, le peut-elle aussi ?
Et si ces alliances entre démarches artistiques et éducatives étaient à creuser encore davantage ? Expérimenter, avancer à tâtons, se tromper, recommencer, réorienter, apprendre de ses expériences et de celles des autres, expérimenter encore… Il apparait, au fil de ces expériences, l’évidente nécessité pour les acteurs éducatifs de créer de nouvelles alliances, notamment avec le monde artistique, pour mener à bien leurs projets de changement social. Cela passera par une ouverture mutuelle à l’autre, à sa manière de penser et de réagir, tout en poursuivant un objectif commun clairement défini et accepté par tous. A suivre donc…
Roland d’Hoop