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L’Alliance mondiale pour une Agriculture intelligente face au climat : un terreau fertile pour le secteur des engrais azotés

Analyses
L’Alliance mondiale pour une Agriculture intelligente face au climat : un terreau fertile pour le secteur des engrais azotés

Après avoir présenté le concept d’Agriculture intelligente face au climat (CSA) et ses faiblesses[1. Oxfam-Magasins du Monde, Analyse  « L’Agriculture intelligente face au climat » : un concept qui pose question., Sébastien Maes (2015).], attardons-nous maintenant sur le caractère controversé de l’Alliance mondiale pour une Agriculture intelligente face au climat (Global Alliance for Climate Smart Agriculture – GACSA). Pour ce faire, la première étape est de consulter la liste des membres de la GACSA, pour savoir quels types d’acteurs se regroupent au sein de cette alliance.
L’analyse de cette liste nous apprend que 60% des membres sont actifs dans l’industrie des engrais azotés. Outre des fabricants d’engrais, on comptabilise également des groupes-écrans du secteur ainsi que des ONG et des entreprises qui travaillent directement avec ces fabricants.
Les groupes-écrans des fabricants d’engrais sont des groupes de pression des consommateurs d’énergie qui défendent les intérêts des producteurs d’engrais, via un travail de lobbying au sein des institutions internationales. Ensemble, producteurs d’engrais et groupes-écrans collaborent avec  d’autres entreprises des secteurs agricole et alimentaire, pour créer des alliances qui défendent leurs intérêts communs face aux réglementations environnementales. Un quatrième type d’acteurs dont la présence peut sembler étonnante dans la défense d’intérêts purement économiques et financiers sont les ONG. Ces ONG travaillent avec les producteurs d’engrais sur des programmes agricoles de réduction d’émissions de gaz à effet de serre (GES) via l’amélioration d’engrais dits « intelligents face au climat ».
C’est ainsi que, pour défendre l’agriculture industrielle face aux réglementations environnementales, des groupes-écrans dont ceux de Yara International – une des plus grandes industries mondiales qui dominent notamment le secteur des engrais azotés – ainsi que certaines de ses ONG environnementales partenaires, ont initié la création de Solutions from the Land,  une alliance américaine composée d’acteurs du secteur agroindustriel et d’exploitations agricoles commerciales. L’objectif de cette alliance était de défendre l’agriculture industrielle face aux réglementations environnementales.
Suite au lancement de l’Alliance mondiale pour une Agriculture intelligente face au climat (GACSA), lors du Sommet sur le changement climatique des Nations Unies de Septembre 2014, Solutions from the Land est devenue l’Alliance nord-américaine pour l’agriculture intelligente face au climat, et agit en tant que coordinateur régional pour la GACSA.

Comment se fait-il que les fabricants d’engrais, dont la production et l’utilisation représentent la cause majeure d’émission de GES dans le secteur agricole, aient un rôle influent au sein de l’Alliance mondiale pour une Agriculture intelligente face au climat (GACSA) ?

Pour répondre à cette question, il suffit de se mettre à la place des producteurs d’engrais azotés face à la publication d’études, toujours plus nombreuses, démontrant que notre système agro-industriel actuel joue un rôle majeur dans le dérèglement climatique.
Outre les effets dévastateurs dus à la déforestation massive, à la monoculture à grande échelle et aux milliers de kilomètres parcourus par des aliments qui pourraient être produits localement, une part importante des émissions de GES dans le secteur agricole est due à l’utilisation d’engrais azotés. Selon le GIEC[2. Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) – « Réduire le recours aux engrais azotés de synthèse : quel potentiel et quel impact sur les émissions de N2O à l’échelle de la France », Innovations Agronomiques 37 (2014), 11-12. ], l’agriculture est la principale source d’émission de protoxyde d’azote (N2O), un GES qui, pour une même concentration, contribue près de 300 fois plus au réchauffement climatique que le CO2. Toujours d’après le GIEC, à l’échelle de la France, en 2010, le protoxyde d’azote est responsable de 85% des émissions de GES. Au niveau mondial, la production exponentielle d’engrais, et singulièrement d’engrais azotés, représente de 1 à 2% de la consommation d’énergie, soit près de 2% d’émission de GES. Et davantage que la production, c’est l’application de ces engrais sur les sols, par les agriculteurs, qui produit le plus de protoxyde d’azote. D’autres sources citent des chiffres jusqu’à deux fois plus alarmistes.
Face à de tels constats et à la médiatisation de ceux-ci, les producteurs d’engrais azotés ont redoublé d’énergie pour protéger leurs intérêts économiques en infiltrant la sphère politique de la lutte contre le changement climatique.

Un travail de lobbying qui n’a rien à envier à celui des sociétés pétrolières.

En effet, le géant norvégien, Yara International, dont nous parlions plus haut, n’est pas uniquement actif au sein de l’Alliance nord-américaine pour l’agriculture intelligente face au climat, le producteur d’engrais azotés ainsi que d’autres sociétés actives dans la production d’engrais et de phosphates sont également représentés par des groupes de pressions en dehors des Etats-Unis. Leurs collaborations avec d’autres multinationales du secteur agro-alimentaire font également un travail de lobbying au niveau européen, notamment pour le développement du gaz de schiste au sein de l’Union Européenne. Au niveau mondial, Yara International et ses acolytes jouent un rôle proactif à différents niveaux.
Dans son communiqué de presse du 30 Septembre 2015[3. GRAIN, À contre-courant, Alimentation et climat « Les Exxon de l’agriculture »  (Septembre 2015) https://www.grain.org/fr/article/entries/5271-les-exxon-de-l-agriculture#sdfootnote1sym – Article de référence pour cette analyse.], l’organisation GRAIN[4. GRAIN est une petite organisation internationale qui soutient la lutte des paysans et des mouvements sociaux pour renforcer le contrôle des communautés sur des systèmes alimentaires fondés sur la biodiversité.] fait état des alliances suivantes:

  • Au sein du Forum économique mondial – le FEM – qui réunit chaque année, à Davos en Suisse, des dirigeants d’entreprise, des responsables politiques du monde entier, des intellectuels ainsi que des journalistes, afin de débattre des problèmes les plus urgents de la planète, Yara international copréside avec la multinationale américaine de la grande-distribution, Walmart, le développement d’une « Nouvelle vision pour l’agriculture ». De plus, Yara international y préside un groupe de travail sur la « Climate-Smart Agriculture » (CSA) permettant le développement, avec des entreprises américaines, asiatiques et africaines de programmes d’engrais « intelligents face au climat ».
  • Des collaborations existent également avec divers centres de recherches internationaux du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale – le CGIAR – sur des projets d’agriculture intelligente face au climat, favorisants l’utilisation d’engrais et d’OGM dans des exploitations des pays du Sud.
  • Via le CGIAR, les producteurs d’engrais coopèrent avec l’Alliance pour une révolution verte en Afrique – l’AGRA –, financée par Bill Gates, principalement dans le cadre du Forum pour une révolution verte en Afrique, créé en 2010 par l’AGRA et Yara international.
  • Enfin, « last but not least », divers producteurs d’engrais dont Yara international financent le Centre International de développement des engrais – l’IFDC –, un puissant lobby qui plaide pour des politiques d’accroissement de l’utilisation d’engrais et la promotion de diverses techniques d’application de ceux-ci. Il s’agit notamment de la gestion intégrée des sols qui vise à l’utilisation optimale et durable des réserves en nutriments dans le sol, des engrais minéraux et des amendements organiques. Ces techniques sont perçues comme « intelligentes face au climat » par l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), Banque Mondiale ainsi que par d’autres bailleurs de fonds.

Grâce à ces multiples alliances et à un travail de lobbying intense, les producteurs d’engrais, Yara international en tête, ont réussi en quatre Conférences mondiales (2010-2014) à s’accaparer le concept d’Agriculture intelligente face au climat  en faisant du secteur privé un partenaire incontournable des négociations internationales sur les questions climatiques.

OSC mises à l’écart et COP21 évasive.

Pour leur part, les organisations de la société civile (OSC) ont été mises à l’écart des négociations climatiques et leur opposition au concept d’Agriculture intelligente face au climat, n’a pas été prise en compte. C’est dans ce contexte et en vue de la COP21 qu’une cinquantaine d’organisations et de plateformes – dont le CNCD-11.11.11 duquel Oxfam-Magasins du monde fait partie – avaient lancé un appel[5. « Ne vous laissez pas leurrer ! La société civile dit NON à l’agriculture intelligente face au climat » et exhorte les décideurs à soutenir l’agroécologie », Septembre 2015 : http://www.climatesmartagconcerns.info/francais.html] aux décideurs pour qu’ils « rejettent la rhétorique dangereuse de l’ « agriculture intelligente face au climat » et pour que « l’agroécologie soit intégrée à l’ensemble des processus relatifs à l’agriculture et au changement climatique tant au sein des Nations Unies qu’à l’ échelle Nationale ».
Au lendemain de la COP21, force est de constater que l’accord prétendument historique qui en est sorti, n’impose aucune contrainte à nos gouvernements ou aux gros pollueurs.  En termes de production alimentaire, l’accord reconnait « la priorité fondamentale consistant à protéger la sécurité alimentaire et à venir à bout de la faim, et la vulnérabilité particulière des systèmes de production alimentaire aux effets des changements climatiques »[6. Nations Unies, Convention-cadre sur les changements climatiques (12 décembre 2015), p.23.]. Et en vue de riposter contre la menace des changements climatiques, l’Accord se cantonne notamment à « renforcer les capacités d’adaptation aux effets néfastes des changements climatiques (…) en promouvant la résilience à ces changements et un développement à faible émission de GES, d’une manière qui ne menace pas la production alimentaire »[7. Idem, p.24.]. Les membres des Nations Unies ne se sont donc pas clairement prononcés sur l’avenir des pratiques agricoles et laissent, dès lors, place à l’interprétation de chacun ainsi qu’aux jeux d’influences des lobbyistes de toutes parts.
Nous verrons dans une troisième analyse sur l’Agriculture intelligente face au climat quel est le positionnement d’Oxfam International à ce sujet, et quelle stratégie l’organisation a adopté à ce sujet.
Sébastien Maes