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Les enjeux de l’économie du savoir pour l’éducation permanente

Analyses
Les enjeux de l’économie du savoir pour l’éducation permanente
Avec la diffusion d’internet et des nouveaux médias, le traitement de l’information et l’acquisition des connaissances sont devenus des enjeux majeurs pour le développement économique. Cette évolution questionne les missions fondatrices de l’éducation permanente que sont l’émancipation et l’intégration. Ces missions ne risquent-elles pas de se réduire à la seule réponse aux demandes du marché ? Quel est ou pourrait être l’apport spécifique de l’éducation permanente dans ce contexte ?

Dans le cadre des restrictions budgétaires, le monde associatif peine à s’en sortir ; or, le basculement de notre histoire dans l’économie du savoir nous montre à quel point le rôle de divulgation et d’appropriation des connaissances assuré par les associations est fondamental à notre économie.
A côté de l’enseignement, les associations en éducation permanente jouent un rôle fondamental dans ce domaine, car leurs activités de formation, de vulgarisation, de mise en réflexion critique et en action aident à transformer l’information en connaissance active au bénéfice des individus et de la collectivité.
Le rôle des associations d’éducation permanente n’est qu’un exemple des multiples facettes de ce que le monde associatif représente pour nos sociétés, et par conséquent, du potentiel de contrepouvoir qu’elles peuvent apporter.
Dans l’idéal, le monde associatif pourrait n’être qu’un lieu d’échange de services, basé sur la solidarité et portant vers le haut les revendications des valeurs du bien vivre ensemble. Mais dans les faits, les associations doivent se frotter au marché pour survivre. Et si ce marché prône la concurrence acharnée entre ses acteurs (la désintégration de l’ensemble pour préférer l’individu seul, l’autorégulation des plus forts écrasant les moins aptes),  le monde associatif y est aussi soumis malgré lui.
L’éducation constitue l’un des aspects majeurs de la concurrence. Elle est même devenue la pièce maitresse de ce que l’on nomme l’économie du savoir: ce moment de l’histoire de l’humanité, survenu à la fin du 20e siècle, où, l’innovation et la technologie ont commencé à apporter plus de croissance économique que tous les biens matériels[1. OECD- Ministerial Meeting on the future of the internet economy (Seoul 17-18 June), (2008). Le futur de l’économie Internet : Profil statistique.], et où l’individu, sur le marché de l’emploi, a été de plus en plus poussé à se construire un profil de formation personnel, unique et attirant, devenant « entrepreneur de soi ».
Dans un premier moment, on s’attardera sur les caractéristiques de la marchandise-savoir au sein de l’économie du savoir, pour ensuite élucider du rôle de l’éducation permanente dans ce contexte. On abordera enfin la question des positionnements possibles dans le contexte des associations en Belgique francophone.

La  marchandise–savoir

Depuis le tournant des années 2000, caractérisées entre autres par la révolution des technologies de l’information et de la communication (TIC), l’information et par conséquent le savoir, sont devenus des marchandises capitalisables au même titre que les matières premières. De manière significative, entre 1995 et 2004, 80% de la croissance productive belge est due aux TIC et aux investissements dans le capital intangible[2. OECD- Ministerial Meeting on the future of the internet economy (Seoul 17-18 June), (2008). Le futur de l’économie Internet : Profil statistique. Op. cit] (information, recherche et développement, formation, éducation, …).
La principale raison de ce tournant est la facilitation du transfert des données. En effet, on peut aujourd’hui transférer, « partager » et modifier l’information à moindre coût, ce qui peut contribuer à rendre une marchandise plus attirante car plus facile d’accès.
Internet a ainsi permis de propulser la recherche scientifique et le développement humain comme nulle autre technologie ne l’avait jamais fait auparavant. Ceci a contribué à entrainer de grands changements dans les lieux de l’innovation et de l’enseignement, les transformant en de vraies « usines » du savoir.
Dans cette nouvelle ère de l’histoire de l’humanité, la société est « cognitive », et l’on considère que la principale valeur ajoutée des bons travailleurs est leur capacité à apprendre tout au long de leur vie professionnelle.
Il faut tout de même faire une distinction préalable entre « information » et « savoir » ou connaissance. L’information n’est qu’une boite contenant des savoirs. Ceux-ci doivent premièrement être consommés à travers l’écriture, la lecture, la vision, … puis compris et assimilés pour qu’on puisse dire que le savoir contenu dans l’information est acquis. Cette compréhension nécessite le plus souvent une traduction plus simple voire une explication adaptée au public qui veut s’approprier le savoir. Le rôle des « vulgarisateurs » de l’information est d’assurer dans cette transformation.

Quelles sont les caractéristiques qui font du savoir une marchandise ?

L’accélération des rythmes de production

Tout au long de son histoire, l’être humain a éprouvé certaines difficultés à s’approprier les informations dont il avait besoin. Mais ces difficultés ont perdu beaucoup de leur importance avec la venue d’Internet et des nouveaux médias. La facilité de partage permet au chercheur d’accéder de manière instantanée à une information qui, seulement un siècle auparavant, lui aurait pris plusieurs mois. Les « agents du savoir » peuvent fournir des innovations technologiques, les transmettre, les modifier,… dans tous les domaines et depuis tous les lieux de manière instantanée, ce qui n’est possible pour aucune autre marchandise.

Coûts de transports nuls

Si une marchandise physique entraine des coûts de transport durant la plupart des étapes de sa transformation, l’information se transmet et se transforme à des coûts moindres : elle peut être reproduite à l’infini partout dans le monde avec coût de transport nul.
L’enjeu du « Just in time » dans la gestion logistique des marchandises est un des facteurs les plus déstabilisants du commerce international car le risque de rupture de stock et l’impossibilité de s’approvisionner à temps est toujours présent. Dans le cas de l’information, ce risque de rupture de stock est bien sûr inexistant.

Multiplication des lieux et des acteurs

Traiter l’information comme une marchandise implique que la recherche ne soit plus dans les seules mains des chercheurs mais dans celles de plusieurs « agents du savoir ». Dès lors, le lieu de la recherche n’est plus limité au monde académique mais englobe les services de Recherche et Développement des entreprises ainsi que des plateformes de partage du savoir plus ou moins ouvertes à tous.  La tendance accrue à partager les connaissances en dehors du monde de la recherche se traduit entre autres par la valorisation de l’expérience de terrain que peuvent – par exemple – fournir les ONG et les associations citoyennes. Des plateformes comme Responsible Global Value Chains mettent en commun le savoir relatif à une thématique précise à l’usage de tous les participants venant de tous les domaines.

Quels sont les coûts de cette marchandise-savoir ?

Les caractéristiques évoquées plus haut pourraient laisser croire que chacun peut devenir un « investisseur du savoir ». Marc Zuckerberg (le fondateur et directeur du réseau social Facebook) a montré à quel point cela pouvait se révéler rentable. Mais la marchandise-savoir a aussi ses coûts…

Multiplication exponentielle et « silotage » du savoir, coûts de sa transformation en connaissance active

L’effet multiplicateur des instruments, des acteurs et des lieux de production de l’information a pour conséquence la production d’un grand volume d’information, volume qui risque d’être au final trop important pour pouvoir être digéré par les  consommateurs. Un travail de sélection et de simplification de l’information est donc nécessaire en amont, avant de l’offrir aux consommateurs.
Plusieurs solutions ont été adoptées par nos médias sociaux et nos moteurs de recherche pour simplifier la tâche du consommateur. Par exemple, le simple système des « like» ou de « suivi » sur un média social nous permet de trancher et de simplifier nos préférences d’informations. Ainsi, si l’on suit la page du potager collectif de notre quartier et que l’on est enseignant d’espagnol, les informations sur la physique quantique seront vite écartées de nos flux d’actualités. Au premier abord, cela ne représente aucun risque, mise à part peut-être l’insistance de quelques pingouins chantants, si l’on a eu un jour le malheur de « liker » une performance de ce style. Mais appliquée aux partages d’informations plus idéologiques,  cette pratique risque de vite mener à la radicalisation et au renforcement de la conviction que le monde est façonné à l’image de nos préférences. On assiste là à une forme de « silotage » de l’information qui diminue l’ouverture intellectuelle de ses utilisateurs et tend potentiellement à les radicaliser.
Ni la simplification, ni le silotage de l’information ne suffisent à l’appropriation du savoir car, particularité de la transmission de la connaissance, l’information se prête à mauvaise interprétation. C’est pourquoi la manière la plus efficace de transmettre une connaissance reste l’apprentissage en direct. Il faut alors aménager des espaces et du temps pour la transformation de l’information en connaissance active, à travers les formations en direct par exemple.
Toutes ces manipulations représentent un coût non négligeable pour la transmission de la connaissance. Ce coût est celui des ressources humaines et du temps consacrés à ce passage : il est nécessaire d’engager des enseignants et des formateurs pour la transmission de la connaissance ainsi que des « vulgarisateurs » comme les journalistes mais aussi les opérateurs de l’éducation permanente, qui rédigent des versions simplifiées de la connaissance. Ce service si coûteux pour l’économie[3. Steinmueller W. Edward, « Les économies fondées sur le savoir – leurs liens avec les technologies de l’information et de la communication », Revue internationale des sciences sociales, 1/2002 (n° 171), p. 159-173.] est fourni en éducation permanente par les associations.

L’éducation permanente

Dans ce cadre économique, le monde associatif, et de manière plus spécifique les associations actives dans l’éducation permanente, sont  soumis à la fois au rôle d’éducateurs « low-cost » et de formateurs au contrepouvoir.
Si d’une part les associations d’éducation permanente sont nées de l’objectif de former la population à exercer son esprit critique, de l’autre, elles contribuent à fournir un service de transformation primordial : à travers la vulgarisation et la formation, transformer le grand nombre d’informations produites par notre société en connaissance active pour l’ensemble de la communauté. Il faut cependant bien noter que dans notre société basée sur l’économie du savoir, les coûts liés à la formation permettant au public de s’approprier une connaissance sont très élevés en termes de temps, de ressources humaines et de financements[4. P.A. David,D. Foray, « Une introduction à l’économie et à la société du savoir », Revue internationale des sciences sociales 1/2002 (n° 171) , p. 13-28  URL : www.cairn.info/revue-internationale-des-sciences-sociales-2002-1-page-13.htm].
A côté de l’enseignement, les associations d’éducation permanente (270 en Belgique francophone[5. Répertoire des associations reconnues]), comme les journalistes, sont parmi les plus susceptibles de répondre à cet enjeu de transformation du savoir en connaissance.
Pour mieux comprendre ce qui se cache derrière l’enjeu de l’éducation et de la formation pour les associations dans l’économie du savoir, il faut se pencher à la fois sur le rôle idéologique de l’éducation permanente à ses origines, ainsi que sur le nouveau rôle qu’elle a acquis dans l’économie du savoir.

 L’éducation permanente de 1920 à nos jours

L’éducation permanente a fait ses débuts en Belgique francophone dans le courant des années 1920. Elle était alors insérée dans le cadre de l’Education populaire, la nécessité étant d’éduquer les travailleurs qui n’avaient pas pu compléter leur scolarité. Le propos s’insérait d’ailleurs dans le cadre de la loi des huit heures de travail par jour. Le but était d’intégrer ces citoyens dans la vie culturelle et sociale du pays.
Ce fut seulement après la Deuxième Guerre mondiale, durant les Trente Glorieuses, que l’éducation populaire acquit une valeur de contrepouvoir et d’émancipation. Elle prit alors le nom officiel d’Education permanente dans les textes de loi qui suivirent. Si en effet, l’éducation populaire visait à intégrer les citoyens dans la vie culturelle de la société, le combat idéologique qui vint avec le passage à l’éducation permanente comprenait la nécessité de former des citoyens capables de s’émanciper de cette même société par leur esprit critique. L’intention était de former les syndicats dans les entreprises, mais aussi de permettre à chaque travailleur et citoyen de comprendre et de s’exprimer sur les enjeux sociétaux. Dans ce but, les associations jouaient un rôle essentiel de formateurs.
Le débat qui naquit opposa alors l’envie d’intégration culturelle des couches populaires et la volonté de former leur esprit critique pour pouvoir s’opposer au patronat[6. J.P. Nossent « L’éducation permanente : une définition qui se cherche » 2007 ; Institut d’histoire ouvrière, économique et sociale (IHOES) http://www.ihoes.be/PDF/Nossent_education_permanente_definition.pdf] lors des discussions syndicales.
Le débat irrésolu entre intégration et émancipation incarne le fond de la rédaction du décret de la communauté française en 1967[7. « Décret du 8 avril 1976 fixant les conditions de reconnaissance et d’octroi de subventions aux organisations d’éducation permanente des adultes en général et aux organisations de promotion socio-culturelle des travailleurs — Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles / Communauté française » . Dossier parlementaire, avril 1976. http://www.pfwb.be/le-travail-du-parlement/doc-et-pub/documents-parlementaires-et-decrets/dossiers/000204306.].
Ces objectifs sont confirmés par le décret de 2003[8. « Décret du 17 Juillet 2003 Relatif au soutien de l’action associative dans le champ de l’Education permanente – Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles / Communauté française ». http://archive.pfwb.be/10000000000038b?action=browse], qui a actualisé les missions de l’éducation permanente.

Répondre à la demande du marché, dans les missions de l’éducation permanente ?

Ce double objectif (intégration-émancipation)  faisant consensus, il devrait motiver, aujourd’hui, l’action des associations de l’éducation permanente.
Au sein du panorama associatif de la Belgique francophone, l’éducation permanente est un outil qui permet aux associations de travailler à développer l’esprit critique qui est à la base de la force mobilisatrice de leurs sympathisants. Elle permet aussi partager avec les citoyens leur expertise sur leurs thématiques de travail en vulgarisant des concepts parfois peu évidents pour le grand public. La crise économique et sociale de la fin des années 1970, qui a entrainé la fin des Trente glorieuses et le passage à la société du « tout concurrentiel » néolibéral, a fait en sorte que les missions d’intégration et d’émancipation assument une subtilité nouvelle pour certaines associations : la transformation de l’information en connaissance, en «employabilité»[9. P. Georis  « Education permanente et ISP, cousins en une même famille »; 2008 ; Association pour une fondation travail- université (FTU) http://www.ftu.be/documents/ep/EP-09-08.pdf], dans une logique d’entreprenariat de soi pour les bénéficiaires. Chaque individu est appelé à investir dans son capital « savoirs » et à se développer pour être concurrentiel sur le marché de l’emploi. Certaines associations, à la recherche de nouveaux moyens financiers, ont cherché à diversifier leurs sources de financements. Certaines ont répondu à des appels du Forem[10. le Forem est le service public de l’emploi et de la formation professionnelle en Wallonie] ou d’autres centres de formation à l’emploi[11. « Où en est l’éducation permanente ? » – La revue nouvelle n°11 ; Novembre 2007. Consulté le 2 novembre 2016. http://www.revuenouvelle.be/Ou-en-est-l-education-permanente.], ce qui renforce la logique d’entreprenariat de soi.
On peut craindre que les crises et leurs conséquences sur l’emploi n’entrainent donc une réduction des missions de l’éducation permanente à l’intégration au seul marché du travail. De plus, les associations amenées à répondre ainsi à la demande « du marché » risquent de faire passer leur mission d’émancipation au second plan.
Du point de vue institutionnel, cette tendance est confirmée par les organisations internationales. Ainsi, en 1996, l’Organisation pour la Coopération et le Développement Economique (OCDE) valorise l’éducation tout au long de la vie comme ressource pour l’affirmation du pouvoir concurrentiel d’un pays qui voudrait être un leader sur le marché du savoir[12. L’ÉCONOMIE FONDÉE SUR LE SAVOIR Diffusion Générale. OCDE/GD(96)102 ; ORGANISATION DE COOPERATION ET DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUES Paris 1996 https://www.oecd.org/fr/sti/sci-tech/1913029.pdf].
Dans ce sillage, les institutions européennes et, par ruissellement, les pays membres, se sont engagés à faire de l’Europe une puissance économique et compétitive sur le marché du savoir avec le Conseil de Lisbonne[13. CONSEIL EUROPEEN LISBONNE 23 et 24 MARS 2000 CONCLUSIONS DE LA PRESIDENCE ; art. 29 § 2] (2000). L’article 29 §2 du Rapport de ce Conseil inclut « les partenaires sociaux » dans la responsabilité de garder les citoyens européens parmi les plus concurrentiels sur le marché du savoir. Si pour les institutions européennes,  par « partenaires sociaux »,  on entend principalement les syndicats, en Belgique, la mission historique de l’éducation permanente est en partie confiée aux associations.

Conclusion

Face aux contraintes de notre système économique dont celles de « fabriquer des individus compétitifs pour le marché de l’emploi », le risque le plus grand pour l’éducation permanente est de perdre de vue ses missions principales : émanciper et intégrer.
Quant à nous,  citoyens, nous aurons tendance à nous définir par nos différences pour nous démarquer les uns des autres, pour être plus compétitifs, au risque de façonner le monde de nos savoirs autour de « nos nécessités », de nos identités existantes, mais de ne jamais questionner les possibilités de nos identités en devenir. Pourquoi un enseignant d’espagnol  ne s’intéresserait-il pas aussi à la physique quantique, par exemple ?
Si l’on peut résumer les missions d’émancipation et d’intégration de l’éducation permanente à un seul objectif, celui-ci serait l’épanouissement personnel des individus à travers la place qu’ils occupent dans la collectivité.
L’éducation permanente ne serait alors qu’on outil d’accompagnement. Le parcours personnel, lui, doit être tracé par l’individu lui-même.  Le grand défi est de casser le silotage et le repli sur soi des individus de plus en plus marqués par notre système de consommation de l’information. Interroger l’épanouissement personnel permettrait d’ouvrir des pistes pour relever ce défi.
Il serait intéressant d’ouvrir un chantier de réflexion sur ce que l’épanouissement personnel de l’individu veut dire : partage de connaissances, accroissement de la confiance en soi et aux autres, échange humain,  prise de position au sein de la communauté, …
La réflexion sur l’épanouissement personnel peut nous amener à repenser une place pour l’individu dans la société qui ne soit pas réduite au marché et nous permettre de répondre aux missions d’intégration et d’émancipation de l’éducation permanente.
Jessi Ranaivoson