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Oxfam-Magasins du monde

La Transition, ça passe par des échanges locaux. Quels liens possibles entre commerce équitable et artisanat Nord ?

Analyses
La Transition, ça passe par des échanges locaux. Quels liens possibles entre commerce équitable et artisanat Nord ?
L’introduction de partenaires d’artisanat Nord à l’offre traditionnellement distribuée par les réseaux de commerce équitable permettrait de diversifier les gammes de produits, de revisiter l’image du commerce équitable dans un esprit de transition, et par ricochet de toucher de nouveaux publics. Quels seraient les avantages et les risques d’une telle diversification ?

Introduction

Un gang des grands-mères opère en France depuis 2014. Il fait du trafic de tricot sur le net. Les coupables : Christiane, Simone, Chantal ou encore Eveline, quatre grand-mères françaises – comme elles se définissent-, qui confectionnent des pièces d’exception « 100% French Touch ». Elles opèrent à travers une page web punchy qui joue sur des codes graphiques vintage et l’intergénérationnel. Le client choisit son modèle en ligne – entre un bonnet, une écharpe, un nœud papillon ou encore une cravate-, choisit sa couleur, et même sa mamie-tricoteuse ! Résultat : des revenus pour ce groupe de copines qui reversent solidairement 10% de leurs ventes pour le financement d’activités diverses à destinations des membres de l’association « Les Mamies du Gang».
Ce gang, qui se revendique comme étant « une entreprise responsable sociale et solidaire », a tout d’une organisation productrice de commerce équitable.  Mais à la différence des partenaires habituels de ce type de commerce, il vient de France. Ses quatre artisanes ne vivent pas non plus dans des conditions particulièrement précaires comme c’est le cas de la plupart des organisations de producteurs et productrices des pays du Sud. Mais ne peut-on pas y voir pour autant une activité relevant d’un commerce équitable ? Le travail des tricoteuses génère des revenus additionnels destinés aux personnes âgées « inactives » (au sens du marché de l’emploi), crée de la solidarité et redynamise l’image des seniors dans une société où le phénomène du papy (et mamy !) boom fait beaucoup parler de lui. De plus, elles revisitent le savoir-faire du tricot et, ce faisant, dynamisent aussi l’image du « Made in France ».
Cette analyse part de l’hypothèse  selon laquelle l’introduction de partenaires d’artisanat Nord à l’offre traditionnellement distribuée par les réseaux de commerce équitable, permettrait de diversifier les gammes de produits, de revisiter l’image du commerce équitable dans un esprit de transition, et par ricochet de toucher de nouveaux publics.

1. Une offre nouvelle pour locavores[1. D’habitude associé au secteur de l’alimentaire, locavore est dit d’une personne qui consomme exclusivement des aliments produits dans un rayon allant de 100 à 250 kilomètres maximum autour de son domicile. Elle priorisera donc la production locale et le circuit-court.]

L’acte d’achat solidaire est motivé par différentes raisons. Outre l’utilité du produit et sa valeur symbolique (la transmission d’une culture à travers l’objet, notamment), le consommateur responsable va aussi s’intéresser au rapport qualité-prix. Dans l’évaluation de ce rapport, il prend en compte l’impact social et environnemental.
Si le premier a souvent pris le devant dans le choix de consommation équitable, le second gagne du terrain, et non pas par caprice : il est intimement lié au mouvement de Transition[2. Lire aussi : INNOVATION SOCIALE POUR UN MOUVEMENT DE (EN ?) TRANSITION, 2015 par Estelle Vanwambeke] en plein essor. En effet, avec le développement grandissant des initiatives visant la transition d’une société construite sur la surconsommation d’énergies fossiles, vers une société encourageant l’emploi d’énergies renouvelables, il est nécessaire de s’interroger sur l’impact environnemental de l’achat équitable Sud, et de la cohérence de développer des synergies avec des organisations productrices d’artisanat au Nord. Cela permettrait de proposer aux adeptes de la consommation locale (les locavores) une gamme de produits d’artisanat produite en circuit court. Nous observons ce phénomène dans le secteur alimentaire qui regorge d’initiatives où le consomm’acteur solidaire et (é)co-responsable va prioriser un faible impact environnemental par son acte d’achat. C’est d’ailleurs ce qui a motivé Oxfam-Magasins du monde à ajouter à son offre une gamme de produits de paysans du Nord à partir de 2013. C’est aussi l’idée sur laquelle s’est construite la petite entreprise française « 1083 Borne in France », 1083 km étant la distance maximale parcourue entre le producteur et  le consommateur de jeans et chaussures entièrement teints, tissés et confectionnés en France.
Aussi, pour réduire toujours davantage son empreinte carbone et rendre la vie sur terre plus soutenable, à rapport qualité-prix équivalents, le locavore va peut-être prioriser l’achat d’un produit artisanal « made in North », à moins qu’il ne recherche un matériau, une technique ou l’expression d’une culture rattachée à un pays du Sud. L’idée d’introduire une alternative d’achat d’objets artisanaux fabriqué dans le Nord apparaît déjà dans une étude menée en 2008 par l’association SAW-B comme un outil de développement du secteur de l’artisanat équitable[3. Voir Commerce équitable d’artisanat. Quels outils pour développer le secteur ?].

2. Plus de visibilité pour les artisan-e-s d’ici

Il ne s’agit pas seulement d’offrir une gamme nouvelle à une cible de consommateurs potentiellement locavores d’artisanat. L’enjeu est aussi d’offrir aux artisan-e-s d’ici de nouveaux canaux de distribution, et davantage de visibilité, ce qui leur manque encore cruellement à ce jour.
Ici comme là-bas, la distribution des produits d’artisanat reste une vraie problématique. C’est en tout cas le constat que dresse Véronique Porot (2008), et ce malgré les différences de production, notamment en termes de quantité (les artisans du Nord privilégient les pièces uniques ou limitées à la sérialité que l’on retrouve chez les artisans du Sud)[4. Porot Véronique, Les artisans au Nord et au Sud, qui sont-ils ? Etude de cas et témoignages en Belgique et au Pérou, Oxfam-Magasins du Monde, 2008, p.30.].
De plus, les objets d’artisanat ou d’artisanat d’art relèvent d’un héritage culturel, d’un savoir-faire et d’une expression créative difficile à valoriser dans les circuits imposants de la consommation de masse. Pour cela, les magasins spécialisés restent le lieu privilégiés de vente et valorisation de l’artisanat équitable.
Par ailleurs, pour les travailleurs de l’artisanat et des arts appliqués il est souvent difficile de produire et de vendre en même temps, la vente relevant de connaissances bien particulières.
Nous pouvons alors imaginer qu’une organisation de l’envergure d’Oxfam-Magasins du monde, forte de son réseau de 55 magasins de commerce équitable sur toute la Belgique, lieu par excellence de distribution de l’artisanat équitable, serait une vitrine incroyable pour des artisanes et artisans du Nord qui feraient écho aux critères du commerce équitable. Dans un rapport gagnant-gagnant, cette perspective ouvrirait à ces derniers un canal de distribution déjà largement connu et reconnu sur le territoire belge et leur donnerait accès à une large clientèle. Cela attirerait par ailleurs un nouveau public dans le réseau de magasins, à savoir une clientèle nouvelle, en recherche d’une offre plus diversifiée que celle qu’elle trouve actuellement dans les Magasins du monde.

3. Défendre le savoir-faire et le travail décent dans le secteur de l’artisanat, ici aussi

La distribution d’artisanat « made in North » est aussi une opportunité pour les organisations traditionnelles du commerce équitable, comme elles le font avec les pays partenaires du Sud, de promouvoir le savoir-faire de l’artisanat local, et de se positionner pour la défense d’un cadre de travail décent pour ce secteur en Belgique et en Europe. L’idée n’est pas saugrenue.
D’une part, parce que le savoir-faire artisanal est un patrimoine à préserver ici comme là-bas. En effet en Europe aussi, le renouvellement générationnel des savoirs et des savoir-faire est l’un des principaux défis auquel doit faire face aujourd’hui le secteur artisanal. En France par exemple, une entreprise artisanale du secteur de la chaussure à dû recourir à l’emploi de personnes pensionnées afin qu’elles transmettent à une équipe plus jeune leurs techniques et leur savoir-faire de confection.
D’autre part, défendre l’artisanat Nord permet de soutenir la création d’emplois dans le secteur artisanal ici aussi, et la relocalisation d’activités qui se sont vues déplacées dans le passé par la concurrence internationale.
Ce faisant, les organisations de commerce équitable se donneraient l’opportunité de s’engager davantage, par le biais du secteur artisanal aussi (et pas seulement alimentaire), dans la transition énergétique. L’exemple de l’entreprise « 1083 Borne in France » cité plus haut illustre bien ce propos : partant du triste constat de la disparition de filières entières dans l’industrie textile française, les entrepreneurs ont décidé de «relookaliser » toute une chaîne de production artisanale de jeans et de chaussures (à l’exception de la production du coton bio, et de la confection de boutons réalisée en Italie) grâce à un mode de financement participatif, ce qui leur a permis de créer 30 emplois en France en 3 ans.

4. Développer d’autres formes de coopérations avec le Sud…

L’ouverture du commerce équitable à l’artisanat Nord ne doit en aucun cas déplacer le soutien déjà porté aux organisations productrices du Sud, mais le faire évoluer, et pourquoi pas le réinventer.  Cela doit non seulement permettre de compléter et diversifier une offre de consommation équitable pour un public plus diversifié, mettant en valeur la spécificité et complémentarité des savoir-faire au Nord et au Sud, mais aussi être moteur de nouvelles formes de coopérations et d’échanges entre les partenaires des différents continents.
En ce sens, il serait intéressant de concevoir de nouvelles formes de partage de savoirs et d’expérience entre artisanes et artisans du Sud et du Nord, qui permettraient de renforcer leurs capacités de production et de distribution : la technique de confection ici, le design là, l’optimisation de la gestion des ressources dans une vision de transition, ou encore la création de gammes spécifiques.
Sur la thématique de l’upcycling[5. L’upcycling est un anglicisme traduisant l’art de donner une seconde vie aux objets. En le recyclant « vers le haut » l’objet se voit ajouter une nouvelle valeur, et un nouvel usage. Le terme s’est popularisé en 2002, à travers l’ouvrage de William Mcdonouch : Cradle to Cradle : « remaking the way we make things ».] par exemple, fortement liée à la transition énergétique, l’association de commerce équitable Débrouille.com propose des créations originales d’artistes et artisan-es récupérateurs de tous les continents regroupés en coopérative. Les objets distribués vont des textiles teints à base d’épluchures de fruits et légumes, aux accessoires en plastique ou pneumatiques recyclés, en passant par des corbeilles tissées de vieux papiers journaux. En plus de valoriser le travail des producteurs solidaires par un espace d’exposition et de vente en ligne, cette organisation de commerce équitable les invite à échanger leurs savoirs entre eux, et avec les citoyens-consommateurs. Elle organise notamment des ateliers et rencontres permettant d’aborder des sujets d’envergure globale, comme la question de la citoyenneté face à la gestion des déchets.
A la différence des produits alimentaires qui sont principalement transformés en Europe pour mieux répondre aux attentes du marché de consommation ciblé, l’artisanat est en général intégralement créé sur le lieu de production. Peut-être serait-il intéressant d’envisager des gammes de produits hybrides, par exemple confectionnés par des partenaires Nord avec des matières ou produits venant de leurs interlocuteurs Sud, dans une démarche équitable ? Peut-être aussi que l’échange d’expérience pourrait prendre place dans le cadre d’une Fair Trade House au sens où l’association SAW-B l’avait proposé (2008), comme un lieu de « coordination autour de la création et développement de produit, et du contrôle de qualité (…) où acteurs du Nord et du Sud collaborent sur le même niveau d’engagement » ?  Artisanes et artisans pourraient ainsi venir en résidence dans ces Fair Trade House, pour y développer leur créativité, leurs idées et savoir-faire inspirés de l’échange avec les artistes, designers et artisan-e-s locaux.
Enfin, une telle démarche devrait être associée à la mise en place de projets de coopération visant, outre le commerce équitable d’objets, l’accompagnement de partenaires du Sud dans le développement d’un marché équitable local. De multiples initiatives sont déjà en marche dans de nombreux pays, comme l’association Maquita en Equateur et le réseau La Canasta en Colombie, pour ne citer que quelques exemples, et seraient demandeuses d’un partenariat favorisant le renforcement de leurs capacités commerciales sur leurs propres territoires.

5. … Et en réseaux

L’ouverture du commerce équitable  à un artisanat Nord représente enfin une chance pour l’arrivée sur le marché de nouveaux acteurs et pratiques économiques, et pour la construction de nouvelles alliances à l’échelle locale et nationale. Le constat fait ces dernières années est que les acteurs du commerce équitable de l’artisanat restent pour l’essentiel «entre eux», alors qu’«on a vu dans le secteur alimentaire équitable que c’est quand le système a permis l’entrée en jeu d’acteurs économiques classiques que consommation et production ont décollé » (SAW-B, 2008, p41).
Outre l’aspect économique, il existe toute une série d’acteurs et de mouvements qui n’attendent pas l’attention des organisations du commerce équitable pour prendre place avec vision et transgression dans une société en pleine transition. Tel est le cas des makers qui, inspirés du mouvement Do It Yourself initié à la fin des années 60, luttent de manière créative et ingénieuse contre l’industrie de l’hyperconsommation, en développant des alternatives de production créatives et locales, connectées entre elles et à l’international. Organisés en Fablab, Makers lab, Repairs cafés, et autres lieux de « débrouille », les nouveaux artisans reprennent place au centre des processus productifs. Ils sont forts du réseau qu’ils font vivre, et permettent de repenser les modes de production et de consommation de toute une génération critique et soucieuse des enjeux écologique et sociaux de demain. Le numérique joue un rôle important dans le déploiement de ces nouvelles formes de fabrication, et dans la création de ces communautés. Les grandes universités du monde entier ont bien su détecter l’opportunité et prendre place dans ce mouvement, en créant leurs propres laboratoires de fabrication ouverts à la fois aux étudiants et aux citoyens[6. Voir par exemple la FabLab de la Faculté d’Architecture La Cambre Horta, ou celui de l’Université Jorge Tadeo Lozano en Colombie].
Si les makers ne se revendiquent pas artisans, il n’en reste pas moins qu’ils défendent et partagent un discours politique, un savoir-faire et des techniques tout à fait complémentaires avec le commerce équitable. La débrouille et l’autonomie, l’upcycling, le recyclage, et autres pratiques liées à des enjeux sociaux et environnementaux contemporains sont en effet tout à fait en lien avec les préoccupations actuelles des artisanes et artisans de commerce équitable, ici et là-bas. La démarche mise en place par les magasins de vente d’objets de seconde main Les Petits Riens est inspirante en ce sens. L’enseigne solidaire a lancé en 2014 une « pop-up store » à Bruxelles, sorte de ressourcerie et magasin éphémère invitant des designers belges à transformer et upcycler de manière insolite et originale des mobiliers de seconde main, chaque année à l’occasion de Noël. Ce concept perdure depuis 2014.

Conclusion

En 2008, l’association SAW-B décrivait le commerce équitable comme étant  « une activité de personnes démunies et précarisées qui, dans des pays du Sud, vivent librement et dignement grâce à un travail qu’elles n’auraient sans doute pas trouvé hors d’un réseau solidaire ». Or, si tel était encore le cas au début des années 2000, nous observons que des organisations comme Débrouille.com ou Oxfam-Magasins du Monde par exemple, qui coopèrent avec des artistes et artisans Nord pour l’un, et des producteurs alimentaires Nord pour l’autre, sont capables de redéfinir le commerce équitable à mesure qu’évolue la société. Mais pas forcément à la même vitesse. On constate par exemple combien le secteur de l’artisanat équitable éprouve des difficultés à réinventer sa place dans le marché actuel de la consommation solidaire et responsable.
Pour ce secteur en pleine crise économique et d’identité, l’analyse démontre que la création de partenariats avec des artisans des pays du Nord peut-être une stratégie porteuse de sens pour les acteurs traditionnels du commerce équitable. Pour une organisation comme Oxfam-Magasins du monde par exemple, qui affiche sa volonté stratégique de diversifier ses publics et de prendre place dans le mouvement de la Transition, ce postulat prend également tout son sens.
Repenser les formes de la coopération dans le secteur artisanal équitable en intégrant des idées et pratiques d’ici, en hybridant les produits et les matières, en insufflant plus systématiquement l’échange de savoirs et expériences entre artisanes et artisans, makers, designers… d’ici et de là-bas, permettrait à un commerce équitable en perte de souffle de se réinventer et de prendre pleinement sa place dans une société en transition.
Cela complèterait et diversifierait l’offre traditionnellement distribuée par les réseaux de boutiques équitables, et ainsi de d’attirer potentiellement de nouveaux publics, de défendre le travail décent et le savoir-faire artisanal dans un Sud et un Nord global, tout en favorisant le développement de nouvelles collaborations entre acteurs de l’artisanat. Cela impliquerait nécessairement de repenser les alliances et les réseaux, et le concept même de boutique…
Cela représente un challenge auquel il est possible et nécessaire aujourd’hui de faire face pour garder une place de référence dans le secteur de la production et consommation éthique et responsable, en tant qu’organisations capables de s’adapter aux changements de société. Un challenge qui, s’il est relevé, devra être travaillé en collaboration avec les organisations productrices du Sud, qui pour certaines craignent le développement d’une concurrence directe avec leur travail, et la fin de l’artisanat équitable du Sud.
Estelle Vanwambeke

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