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Transition, collapsologie et commerce équitable. Urgent d’envisager « l’après »

Analyses
Transition, collapsologie et commerce équitable. Urgent d’envisager « l’après »
La collapsologie étudie l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle. Ce n’est pas la fin du monde mais la fin d’un monde. Comment peut-on se préparer à ce risque de basculement, en limitant au maximum les dégâts ? Comment peut-on profiter de cette menace pour bâtir un nouveau monde, plus juste, plus solidaire, plus résilient ? En quoi le commerce équitable risque-t-il d’être impacté par les enjeux de la collapsologie et de la transition et comment pourrait-il y répondre ? Et comment des organisations telles qu’Oxfam-Magasins du monde pourraient-elles s’imprégner de ces réflexions pour construire une nouvelle stratégie plus en phase avec ces enjeux?

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Aujourd’hui, les chemins à prendre — car il y en a — sont à peine balisés, et ils mènent à un changement radical de vie, une vie moins complexe, plus petite, plus modeste, et bien cloisonnée aux limites et aux frontières du vivant. L’effondrement n’est pas la fin mais le début de notre avenir.

Pablo Servigne et Raphaël Stevens[1. Pablo Servigne et Raphaël Stevens, « Comment tout peut s’effondrer, petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes », éd. du Seuil, 2015, p.256]

Collapsologie : exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition et sur des travaux scientifiques reconnus. (Servigne & Stevens, 2015)
Effondrement : processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis à un coût raisonnable à une majorité de la population par des services encadrés par la loi. C’est ainsi que les collapsologues Pablo Servigne et Raphaël Stevens définissent l’effondrement, qui n’est pas la fin du monde mais bien la fin d’un monde, celui basé sur l’illusion d’une croissance économique exponentielle et sur le recours également exponentiel à l’énergie thermique.
Mouvement de la transition : Né en 2006 en Angleterre, ce mouvement social rassemble des groupes animant dans leur commune une initiative de transition, c’est-à-dire un processus impliquant la communauté et visant à assurer la résilience (capacité à encaisser les crises économiques et/ou écologiques) de la ville ou du quartier face au double défi que représentent le pic pétrolier et le dérèglement climatique. Il existe plus de 4000 initiatives de Transition dans plus de 51 pays, dont la Belgique.

1. La transition écologique, les prémices d’un nouveau monde

À la fin du 19e siècle, la combinaison des changements climatiques avec l’indifférence des puissances coloniales avait déjà provoqué la mort de plus de 50 millions de personnes à une échelle planétaire, en Inde, au Brésil, en Chine et en Afrique. Suite au phénomène climatique aujourd’hui connu sous le nom d’El Niño, la sécheresse et les inondations provoquèrent à l’époque des épidémies terribles, ainsi que l’exode des populations rurales et des révoltes brutalement réprimées. Alors que cet épisode reste tragiquement ignoré du plus grand nombre, il résonne aujourd’hui comme un terrible avertissement aux générations actuelles[2. Voir l’ouvrage de Mike Davies, Génocides culturels, Catastrophes naturelles et famines coloniales. Aux origines du sous-développement, éd. La Découverte, 2003, http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-G__nocides_tropicaux-9782707148858.html].
Si le contexte historique a changé avec la fin des empires coloniaux, le cynisme et la cupidité sont toujours à l’œuvre et contribuent au maintien d’un système économique en bout de course, qui ne change qu’à la marge et qui continue à creuser les inégalités tout en détruisant l’environnement[3. Voir à ce sujet la campagne d’Oxfam « la face cachée des prix » sur https://www.oxfam.org/fr/lafacecacheedesprix].
Avec la mondialisation et la combinaison des crises économique, écologique, agricole, démographique, énergétique, sociale, climatique, sans oublier la chute de la biodiversité, la perte de la fertilité des terres… c’est une réelle bombe à retardement qui menace notre civilisation thermo-industrielle. Ce cocktail explosif est d’autant plus menaçant que personne ne maîtrise les rouages d’un « système terre » devenu de plus en plus complexe[4. Voir l’analyse de Roland D’HOOP, « Collapsologie : passer de la prise de conscience à la prise en compte de la réalité » sur https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2018/09/13/collapsologie-passer-de-la-prise-de-conscience-a-la-prise-en-compte-de-la-realite/].
Cette thématique de l’effondrement n’est pas neuve mais a connu un regain d’intérêt ces dernières années avec la naissance d’une nouvelle discipline, la collapsologie, terme inventé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Publié en 2015, leur ouvrage « Comment tout peut s’effondrer ? » a eu un impact considérable en Belgique et en France : à travers la série web « Next » de Clément Montfort[5. Voir https://www.next-laserie.fr/], à travers des conférences, des interviews, des formations, des recherches scientifiques, la collapsologie commence à trouver sa place dans les débats. Même le discours politique n’échappe pas à cette vague : en France, pour la première fois, le risque d’un effondrement de notre civilisation a été évoqué dans un discours du premier ministre, qui cite le livre « Effondrement » de Jared Diamond[6. Diamond Jared, Effondrement, comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, éd. Gallimard, 2006.] comme source d’inspiration. Le 5 juillet 2018, lors de la présentation du plan de lutte du gouvernement en faveur de la biodiversité, Edouard Philippe a déclaré : « En prenant en compte cette question de la biodiversité, nous nous plaçons le président de la République, lui et moi, et l’ensemble du Gouvernement avec nous, dans une logique où nous nous inscrivons dans ce défi de lutter contre l’effondrement possible, dans ce moment où nous nous disons que si nous ne prenons pas les bonnes décisions, c’est notre effondrement à nous, société moderne, à nous, humanité, qui est en jeu.[7. https://www.gouvernement.fr/partage/10364-discours-d-edouard-philippe-premier-ministre-au-comite-interministeriel-de-la-biodiversite. Voir aussi cette vidéo de la série Next qui s’adresse au président français et le confronte à ses propres messages concernant le risque d’effondrement : https://www.youtube.com/watch?v=lkDEnyIgGR0&t=0s&list=PL6g6uC6ZfFJkfO1NACqSUUMRg_0AEB3rW&index=18] ».
Tant le mouvement de la transition que celui de la collapsologie invitent à agir à partir de ces constats afin de mettre nos modes de vie – individuels, familiaux, collectifs – en adéquation avec les ressources disponibles sur la planète. La différence entre les deux approches repose toutefois sur la possibilité ou non d’éviter l’effondrement.
Les collapsologues pensent qu’il est trop tard pour empêcher cet effondrement : en effet, la croissance exponentielle que l’économie mondiale a connue au cours des derniers siècles nous conduit de manière irréversible à un plafond, soit la capacité de charge de la Terre. Ce plafond se concrétise par des limites et des frontières dont certaines ont déjà été franchies.
Les penseurs de la transition pensent qu’il est encore possible de changer le monde et d’éviter le pire, notamment en se basant sur la permaculture, une approche systémique qui permet de créer des écosystèmes viables en s’inspirant des lois de la nature. Surtout envisagée dans son application agricole depuis une quarantaine d’années, elle se décline aussi à présent sous l’aspect humain. La permaculture humaine inclut donc l’économie, l’habitat et les relations entre les individus. Cela passe notamment par la multiplication des liens sociaux à la place de l’individualisme, par le fait de produire plus d’énergie qu’on n’en consomme, par l’utilisation d’outils simples plutôt que hightech, car ils sont plus faciles à entretenir et à réparer.
Comme le dit Pablo Servigne[8. Co-auteur de « Comment tout peut s’effondrer » avec Raphaël Stevens, Seuil, 2015.] dans une interview au magazine Migros, « de nombreuses initiatives émergent et se situent déjà dans la construction d’autre chose, dans l’imaginaire d’un autre monde. Elles sont là depuis longtemps, mais sans aide ni soutien financier elles peinent à s’imposer. Ce sont pourtant elles qui nous ouvrent de nouveaux chemins, qui nous permettront la résilience face à l’après. Un jeune agriculteur adepte de permaculture et qui travaille avec un cheval est sans doute aujourd’hui raillé par ses voisins qui utilisent un tracteur. Actuellement, le cheval reste peu efficace en agriculture intensive. Mais demain, il redeviendra peut-être le meilleur moyen de cultiver.[9. https://www.migrosmagazine.ch/pablo-servigne-la-civilisation-postindutrielle] »

2. Transition et collapsologie : deux postures différentes face à un monde qui change

Interviewé par la RTBF[10. Émission « Tendances Première du 23/03/2018, https://www.rtbf.be/auvio/detail_tendances-premiere-transition?id=2326638], Rob Hopkins déclarait à propos de la collapsologie : « nous voyons déjà des signes d’effondrement dans différentes parties du monde mais cela ne veut pas dire que cela va s’effondrer ici de la même manière. L’effondrement est une des possibilités pour le futur mais je ne suis pas convaincu qu’il soit inévitable. S’il y a un effondrement, c’est en étant le plus imaginatif et le plus connectés aux autres que l’on pourra le mieux y résister. C’est aussi en agissant ainsi qu’on se donne le plus de chances d’éviter un effondrement. Le plus important est donc de renforcer notre pouvoir d’imagination et notre capacité à agir. Le danger est qu’en parlant d’effondrement tout le temps, cela empêche les gens d’imaginer de nouvelles alternatives car ils deviendront trop craintifs et anxieux. »
Rob Hopkins est convaincu de l’importance de susciter une vision positive de l’avenir : « Dans la transition, on s’oppose à la spirale négative qui ne voit que les mauvaises nouvelles, qui nous rend plus pessimiste, plus anxieux et qui nous amène à voir le monde de manière encore plus négative. La transition s’oppose à cela en créant une spirale positive : plus on voit de choses positives autour de soi, plus on a envie de participer soi-même à des choses positives et cela crée au bout du compte un monde plus positif. [11.  À propos des risques de chocs psychologiques que peuvent susciter la collapsologie, voir le chapitre « une prise de conscience douloureuse » dans l’analyse de Roland D’HOOP « Collapsologie : passer de la prise de conscience à la prise en compte de la réalité » sur https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2018/09/13/collapsologie-passer-de-la-prise-de-conscience-a-la-prise-en-compte-de-la-realite/Voir aussi l’interview du psychiatre français François Chauchot sur le déni de réalité dans l’épisode 6 de la série Next : https://www.youtube.com/watch?v=FdZFzEaCLkU
À l’inverse, Pablo Servigne pense qu’il faut voir la réalité en face, même si elle est négative : « Ma posture à moi, c’est la lucidité. Dans les mouvements de la transition, je remarque qu’il y a un certain goût pour les choses positives et une certaine répulsion pour tout ce qui est mauvaises nouvelles. Moi je pense que ce n’est pas une bonne stratégie de vouloir éliminer tout ce qui est mauvaise nouvelle. Je pense qu’il faut toujours avancer avec une conscience très lucide de ce qui se passe et il faut plonger dans les ombres pour pouvoir vraiment aller de l’avant. La personne qui n’a pas plongé, qui n’a pas vraiment eu un choc, pour moi, continue à être dans le déni et n’est pas véritablement en transition. La transition est un changement radical suite à un choc fort qui touche les tripes, le ventre, pas seulement la tête. Dans ce sens-là les courants de la transition peuvent paraître un peu trop « only positive[12. Interview menée le 19/01/2017 par Alain Geerts d’Inter-Environnement Wallonie, http://lemap.be/Etat-des-lieux-du-developpement-actuel-de-la-collapsologie] » ».
D’autres auteurs comme Jean-Pierre Dupuy[13.Ingénieur et philosophe français, professeur de science politique à l’université Stanford] parlent de l’urgence d’adopter une posture de « catastrophisme éclairé[14. Jean-Pierre DUPUY, « Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible devient certain ». Seuil, coll. « la couleur des idées », 2015.] » face aux menaces de plus en plus présentes qu’on ne peut faire semblant d’ignorer. De même, Agnès Sinaï, journaliste et fondatrice de l’Institut Momentum[15. Laboratoire d’idées sur les enjeux de l’Anthropocène, les issues de la société industrielle et les transitions liées à la fin du pétrole, https://www.institutmomentum.org],  pense que la peur peut entraîner l’action : « le fait de diagnostiquer de façon juste et d’affronter l’ampleur de la situation nous donne plus de temps pour modifier nos perceptions et garder une certaine rationalité tant qu’il en est encore temps. [16. Extrait de l’émission « Présages » du 8/05/2018, https://soundcloud.com/presages-podcast
Rob Hopkins, quant à lui, reste résolument optimiste sur la capacité des êtres humains à agir de manière autonome : « Quand on n’entend que des mauvaises nouvelles, on se renferme sur soi-même, on se protège de tout ça. Or nous sommes des êtres sociaux et ce qui plait aux gens, c’est de se rendre compte de leur capacité d’action. Savoir que même de tout petits changements peuvent changer des choses au niveau macro. Plutôt que de se dire ‘tous les quatre ans, on va voter pour des gens compétents et puissants qui vont mettre en place des changements’, on peut se dire ‘non, nous pouvons agir nous-mêmes, nous n’avons pas besoin de permission’.[17.  Émission Tendances Première du 23/03/2018, https://www.rtbf.be/auvio/detail_tendances-premiere-transition?id=2326638] »

Complémentarité des approches

Selon Pablo Servigne, les deux approches, celle de la transition et celle de la collapsologie, sont différentes et ont des objectifs différents : « La Collapsologie consiste essentiellement à compiler et comprendre, intellectuellement et intuitivement. Dans la Transition, le ressentir et surtout l’agir dominent, bien sûr sur fond d’une compréhension. Le Manuel de Rob Hopkins est assez précis à ce sujet. Mais, cela dit, ces deux mouvements se recoupent, il y a de grandes convergences entre eux. La collapsologie permet au mouvement de la Transition d’aller un peu plus loin dans la compréhension, mais lorsqu’il s’agit d’agir, les collapsologues s’impliquent dans les mouvements de Transition. Au niveau de l’action, il y a différentes sensibilités qui vont des survivalistes individualistes aux transitionneurs collectivistes. On a, nous, une affinité beaucoup plus forte avec les mouvements collectifs qu’individualistes. La Transition, c’est un agir collectif pour préparer l’après pétrole et les climats instables. Elle s’appuie sur la collapsologie. Ces mouvements sont complémentaires, fondamentalement. La collapsologie est là pour nourrir la transition.[18. Extrait de l’interview mené le 19/01/2017 par Alain Geerts d’Inter-Environnement Wallonie, Op. cit] »
Dans le Petit Traité de résilience locale[19. A. SinaÏ, R. Stevens, H. Carton, P. Servigne, « Petit traité de résilience locale », éd. Charles Léopold Mayer, 2015.], Agnès SinaÏ, Raphaël Stevens, Hugo Carton et Pablo Servigne développent leur vision de la transition qui intègre celle de la collapsologie : « Les transitionneurs n’attendent pas les gouvernements, ils inventent dès à présent –et dans un souci d’idéal démocratique- des manières non tragiques de vivre cet effondrement. À travers une attitude à la fois catastrophiste et optimiste, ils ne sont pas dans l’attente du pire mais dans la construction du meilleur. Ni business as usual, ni fin du monde, juste un monde à inventer, ensemble, ici et maintenant. »
Comme le dit Cyril Dion, le réalisateur du film « Demain », face au constat de l’effondrement, de la disparition des espèces, de la perte de la biodiversité, « on ne doit pas caricaturer et opposer les adeptes de l’écologie positive et ceux de la collapsologie. Il faut parler de l’effondrement, regarder les choses en face mais également parler des solutions. On a besoin de sentir ce qui se passe, de traverser les émotions que provoque en nous l’effondrement… Peut-être que si l’on faisait déjà des minutes de silence pour les espèces en train de disparaître, on arrêterait de croire que l’effondrement c’est pour demain et on serait forcé de voir qu’il est déjà là aujourd’hui. (…) J’aimerais qu’on arrive à faire la distinction entre optimiste et constructif. Devant un problème, on ne baisse pas les bras, on cherche des solutions, on essaie d’en faire une opportunité. On cherche en soi une énergie profonde qui n’est pas de la peur ou de la culpabilité mais de l’enthousiasme, de l’envie, du talent…[20. Série Next réalisée par Clément Montfort, épisode 10, https://www.youtube.com/watch?time_continue=1234&v=Gtw3VfBRzpk]».

3. La transition intérieure, un outil pour surmonter le désespoir et se reconnecter à la nature

Il ne suffit pas d’adopter de nouveaux comportements pour réellement changer intérieurement. Comme le dit Pierre Rabhi, « on peut manger bio, recycler son eau, se chauffer à l’énergie solaire, et exploiter son prochain. Moi j’ai envie de dire: Rentrez chez vous, réconciliez-vous avec les gens que vous aimez, dissipez tout ce qui est toxique, tout ce qui crée du mal être et de la souffrance mutuelle. C’est là que vous trouverez le fondement de l’humanisme que vous souhaitez. [21. Conférence de Pierre Rabhi « Vers la sobriété heureuse », 20/11/2012, https://www.youtube.com/watch?v=t782WoZb03I
La transition, pour être efficace et cohérente, passe donc aussi par un travail sur soi. Comment pourrions-nous en effet changer le monde extérieur sans d’abord transformer notre terrain intérieur ? Dans Permaculture humaine[22. Bernard Alonso et Cécile Guiochon, « Permaculture humaine, des clés pour vivre la Transition », éd. écosociété, Montreal, 2016.], Bernard Alonso et Cécile Guiochon racontent l’anecdote suivante : « Les premiers permaculteurs avaient défini cinq zones et secteurs concentriques, depuis l’habitat (zone 0) jusqu’à la nature sauvage (zone 5) de façon à économiser les déplacements de la vie quotidienne. Au fil du temps, il est apparu qu’il était impossible de ne pas prendre en compte la singularité des habitants eux-mêmes : leur « niche », leur sensibilité, leurs besoins profonds. C’est ainsi qu’est apparue la zone 00 (prononcez « double zéro »), qui représente la réalité la plus intime de chacun. (…) C’est à partir de cette zone 00 que se forme le germe du changement, celui qui permet de retrouver l’harmonie avec le mouvement du monde et de faire de soi un humain accompli ».
Comme dans la légende du colibri, l’idée est de montrer l’exemple, de faire sa part, et, comme le rappellent les auteurs, « en travaillant sur mon évolution personnelle, je contribue également à l’évolution globale. Je redeviens partie du tout, en lien avec les autres membres de l’humanité ».

3.1. « L’espérance active » de Joanna Macy

Il existe une multitude d’approches de transition intérieure, de reconnexion à la nature, de recherche de sens que nous ne pourrons pas toutes citer ici. Nous citerons simplement celle de « l’espérance active » de Joanna Macy, qui nous semble la plus pertinente dans le cadre de cette analyse, car directement inspirée par l’effondrement et par la volonté de transformer le désespoir en énergie positive.
Bouddhiste Nord-américaine et spécialisée en théorie des systèmes, Joanna Macy a développé une méthodologie pour aider les personnes à participer à la transition de la société de croissance industrielle vers une société qui soutienne la vie.
Dans son livre écrit avec  Molly Young Brown, Écopsychologie pratique et rituels pour la terre, Retrouver un lien vivant avec la nature[23. Joanna Macy et Molly Young Brown, « Écopsychologie pratique et rituels pour la terre, Retrouver un lien vivant avec la nature », Editions le souffle d’or, 2008.], elle propose des pratiques interactives pour aider les gens à réveiller en eux les forces vives qui les amèneront à « jouer leur rôle dans la création d’une civilisation soutenable ».
Ses méthodes de groupe, connues sous le nom de « Work That Reconnects » (« le travail qui relie »), visent à aider les gens à transformer le désespoir et l’apathie, face à des crises sociales et écologiques écrasantes, en une action constructive et collaborative. Il s’agit d’un ensemble d’exercices de reconnexion. En principe, ils se déroulent dans la nature sur plusieurs jours et en petits groupes. Ces exercices permettent de s’enraciner dans la gratitude pour la Terre, faire face aux sentiments accablants comme la peur ou le découragement, mais aussi découvrir son désir profond en matière d’engagement. In fine, ils donnent des pistes pour aller de l’avant, pour sortir du « il faut » et entrer dans une action portée par la joie et l’enthousiasme.
Dans un autre ouvrage intitulé Espoir actif : Comment faire face au gâchis dans lequel nous sommes sans perdre la raison ?, elle insiste sur le travail intérieur qui, au-delà de « l’écologie extérieure », peut conduire à une nouvelle forme d’engagement, plus existentielle. Par exemple, on peut vivre l’écologie extérieure à travers les écogestes (consommer moins, trier comme un effort,…) comme quelque chose à la longue d’épuisant, qui obéit à des contraintes extérieures, légales ou morales. Ils prennent cependant un autre sens s’ils sont ancrés dans l’être, grâce à cette expérience d’unité avec la Terre.
Le « travail qui relie » repose sur des fondements théoriques que Joanna Macy énonce ainsi[24. Source : http://eco-psychologie.com/recherche/analyse-critique-de-ecopsychologie-pratique-rituels-pour-la-terre-de-joanna-macy/#basdepage] :

  1. « Ce monde duquel nous sommes issus et dont nous faisons partie est vivant. »
  2. « Notre véritable nature est beaucoup plus ancienne et plus inclusive que la personne séparée définie par l’habitude et la société. »
  3. « L’expérience de notre douleur pour le monde jaillit de notre interdépendance avec tous les êtres, d’où provient aussi notre pouvoir d’agir en leur nom. »
  4. « Ce déblocage a lieu quand notre douleur pour le monde n’est pas seulement validée intellectuellement, mais ressentie. »
  5. « Lorsqu’on se relie à la vie en endurant volontairement sa propre souffrance à son égard, l’esprit recouvre sa lucidité naturelle. »
  6. « L’expérience de reconnexion avec la communauté de la Terre suscite le désir d’agir en son nom. »

3.2. L’entraide appelle l’entraide

Ce besoin de reconnexion à la vie et à la nature est directement lié à la notion d’entraide existant entre les espèces vivantes. Dans leur livre L’entraide, l’autre loi de la jungle, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle expliquent qu’au-delà de la fameuse compétition qui a tellement marqué nos esprits, les espèces vivantes se soutiennent mutuellement, surtout en période de disette. Ce principe est même communicatif : « l’entraide crée de nouvelles opportunités d’entraide » et les auteurs de développer le fil conducteur du livre : « Ce principe a fait émerger deux propriétés remarquables du vivant. Premièrement, la symbiodiversité a naturellement tendance à augmenter et à former un inextricable emboîtement d’interactions à tous les niveaux (…), c’est-à-dire une toile du vivant multicolore. Résultat ? Après presque 4 milliards d’années d’évolution (et donc d’innovations), chaque organisme vivant sur terre est potentiellement en interaction mutuellement bénéfique avec un ou plusieurs autres organismes. Deuxièmement, cette interdépendance radicale de tous les êtres renforce clairement la résilience des systèmes vivants. Si la forêt fonctionnait principalement sur le mode de la compétition, chaque arbre tenterait de faire le vide autour de lui, et nous aboutirions vite à une collection d’individus isolés et séparés les uns des autres, bien vulnérables à la première tempête ou sécheresse venue (et cela ne ressemblerait plus guère à une forêt). Mais un individu ou une espèce qui tue ou épuise ses voisins finit par se retrouver seul(e) et par mourir. N’est-ce pas la voie que l’espèce humaine a décidé de prendre ? Nous programmons méticuleusement notre future solitude dans une illusion d’’indépendance’. En fait, nous creusons tout simplement notre tombe.[25. Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, « L’entraide, l’autre loi de la jungle », éd. Les Liens qui libèrent, 2017.] »

4. Se préparer à l’après

Au-delà de l’acceptation de la possibilité d’un effondrement de notre civilisation thermo-industrielle, la question est donc « comment s’y préparer ? ». En France, il existe déjà quelques initiatives qui s’inscrivent dans la préparation de l’ « après ». C’est dans cette idée que l’association Adrastia veut « favoriser les échanges d’informations et de compétences afin d’anticiper au mieux le déclin de la civilisation thermo-industrielle, de tenter d’éviter une dégradation trop importante ou brutale des structures vitales de nos sociétés et de préserver malgré la déplétion les meilleures conditions de vie possible pour le plus grand nombre. »
Autre exemple, celui de l’association « SOS Maires » est emblématique de cette préparation. Celle-ci vise à inciter et aider les maires et les conseillers des communes rurales, ainsi que tous les acteurs de la société civile avec eux, à anticiper – pratiquement, et dès aujourd’hui – les crises qui se profilent, à court et moyen terme. Cela passe par exemple par la constitution de stocks et de « kits d’autonomie communale » qui seront utiles non seulement pour les habitants des communes rurales mais également pour les probables migrants des villes qui devront chercher des terres plus accueillantes que le milieu urbain, celui qui risque d’être le plus impacté par l’effondrement[26. Voir par exemple l’interview de Jo Spiegel, maire de Kingersheim, qui explique les mesures prise pour rendre sa ville plus résiliente : https://www.youtube.com/watch?time_continue=5&v=C0sTMMp-0_8].
Ces kits d’autonomie communale concernent :

  • les ressources en eau (captage, stockage, filtration) ;
  • l’alimentation (production locale, stock de semences, engrais, rations de survie, savoir-faire, stockage des productions, distribution, mise en place de jardins maraîchers communaux) ;
  • la production locale d’énergie électrique couvrant les besoins minimaux de la population locale (groupe électrogène de secours, stock de carburant + éolien, photovoltaïque, et stockage des renouvelables). La grande difficulté reste dans le stockage ;
  • le chauffage (poêle à bois « basique », stocks et rotation des stocks / séchage) ;
  • la sécurité (surveillance de voisinage, informations aux habitants, coordination société civile et référant-sécurité local,…) ;
  • les communications : échanges avec les communes voisines en cas de rupture des réseaux filaires et destruction des relais téléphoniques, voies d’accès à la commune, réception des informations nationales en conditions dégradées ;
  • la santé de la population (accidents, maladies) en cas d’impossibilité d’évacuation ;
  • l’hébergement de citadins en errance : quelle capacité d’hébergement doit prévoir une commune, quels équipements ?
  • le financement.

Les responsables du mouvement « SOS Maires » ne prétendent pas pour autant détenir toutes les solutions : « Nous ne sommes pas des ‘survivalistes’ ! Nous agissons pour construire une société résiliente. C’est hors du déni que se trouvent les clés de la sécurité de tous. Notre but est d’intensifier une dynamique de prise de conscience aussi salvatrice que possible. Nous n’avons pas la prétention de passer en revue toutes les solutions d’autonomie dans des domaines aussi variés également fonction de la géographie de votre commune.[27. https://sosmaires.org/kits/] »

5. Le commerce équitable face aux défis de la transition et de la collapsologie

5.1. L’image un peu brouillée du commerce équitable

Comment le commerce équitable, qui s’inscrit dans une économie de marché tout en dénonçant ses dérives, pourrait-il « se préparer à l’après », évoluer et répondre aux défis économiques, sociaux et environnementaux d’aujourd’hui ? C’est sans doute dans sa valeur expérimentale et dans sa remise en question du modèle dominant que l’on peut trouver des pistes.
À l’origine, le commerce équitable s’est développé à la fin des années 1960 après la décolonisation, lors des premières années d’indépendance des anciennes colonies. Il s’agissait surtout de soutenir les populations défavorisées du Sud pour leur permettre d’être plus autonomes et de leur donner la possibilité de se développer par elles-mêmes, sans compter sur une aide extérieure[28. Voir l’interview d’Isabelle Durant, secrétaire générale adjointe de la CNUCED, à propos de la volonté des pays du Sud dans les années 1960 de devenir plus autonomes et de faire du commerce un vrai outil de développement, https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2017/09/09/oxfam-et-la-cnuced-deux-organisations-au-service-du-commerce-comme-outil-de-developpement/]. La devise « Trade not Aid » lancée par des représentants de pays du Tiers-Monde en 1968, lors d’une Conférence des Nations-Unies pour le Commerce et le Développement, symbolise cette vision « révolutionnaire » du commerce équitable.
Au début, la vente de produits était avant tout un geste militant : le but était de soutenir des luttes de libération (Nicaragua, Afrique du Sud, etc.), même si la qualité des produits laissait parfois à désirer. Acheter équitable, c’était surtout montrer son adhésion à un message politique. La vente de bananes a été pendant longtemps un moyen de soutenir le mouvement sandiniste au Nicaragua[29. Voir à ce sujet l’analyse de François Graas « Quand les bananes font de la résistance », www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2009/06/17/quand-les-bananes-font-de-la-resistance/].
Cette opposition du commerce équitable à un modèle économique dominant est sans doute moins perceptible aujourd’hui, à l’heure où le concept s’est professionnalisé et a été adopté tant par les multinationales de la grande distribution que par les grandes marques (Nestlé, Unilever,…). Cette position « entre deux » du commerce équitable, à la fois dans le système capitaliste dominant et en conflit avec celui-ci, est révélatrice d’une certaine ambiguïté. En devenant plus « mainstream », le commerce équitable a un peu perdu son côté militant et révolutionnaire.
Même si les époques sont très différentes, on pourrait comparer la posture des pionniers du commerce équitable des années 1960/70 avec celle des citoyen·ne·s qui s’organisent aujourd’hui en GASAP[30. Groupes d’achat solidaires de l’agriculture paysanne, équivalent des AMAP en France] ou dans un supermarché participatif. Dans les deux cas, il s’agit d’initiatives citoyennes qui s’affichent clairement en dehors du système commercial dominant[31. Voir l’analyse « Origine et moteurs des alternatives citoyennes : de l’indignation à l’alternative citoyenne », https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2017/09/14/origine-et-moteurs-des-alternatives-citoyennes-de-lindignation-a-lalternative-citoyenne/].

5.2. Le commerce équitable, un levier pour les organisations paysannes du Sud

Si l’image du commerce équitable est un peu brouillée à cause de cette ambiguïté, il reste aux yeux de nombreux experts un moyen puissant de lutte contre la pauvreté et peut contribuer à atteindre les objectifs du développement durable (ODD) fixés par l’ONU pour l’horizon 2030[32. Voir « Communes du commerce équitable , un outil au service du développement durable », dossier de campagne « Une autre commune est possible », mai 2018.].
Sur le plan environnemental, le commerce équitable constitue aussi un levier intéressant. Ainsi, Mohamed El Mongy, l’ancien responsable plaidoyer de COFTA, la plate-forme africaine d’organisations de commerce équitable, expliquait en quoi la dimension environnementale a été fondamentale dans son engagement en faveur du commerce équitable : « Quand j’ai rejoint le mouvement du commerce équitable en Egypte, c’était d’abord dans une démarche environnementale, car les petits producteurs du commerce équitable sont clairement une alternative à la production industrielle polluante. Cet équilibre entre l’environnemental et le social est pour moi fondamental, on ne peut faire l’un sans l’autre. [33. Voir Déclics n°4, décembre 2010, https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/article_dossier/quand-social-et-environnemental-se-rencontrent/]»
L’exemple de Green Net en Thaïlande illustre la manière dont le commerce équitable peut servir de levier à des organisations paysannes du Sud. Dans ce cas, il s’agit d’un levier pour soutenir l’agriculture biologique, pour renforcer collectivement les paysans et pour soutenir les efforts qu’ils fournissent en vue de s’adapter aux changements climatiques.
Green Net a développé le bio en opposition au modèle agricole dominant basé sur les monocultures et l’usage massif d’intrants chimiques avec, entre autres conséquences, une perte de biodiversité et l’endettement des agriculteurs. Aujourd’hui, Green Net fait figure de leader du secteur bio en Thaïlande et est à l’origine de la création de l’organisme thaïlandais de certification bio. Comme le souligne Vitoon Panyakul, responsable du département agricole de Green Net, l’organisation mène aussi des activités de sensibilisation du public local à la consommation responsable (en milieu urbain), mais aussi à la production responsable (en milieu rural) : « Nous développons des activités destinées à promouvoir une consommation responsable. Nous expliquons les bienfaits de la nourriture bio aux consommateurs thaïlandais. Nous justifions son prix plus élevé, car il permet de protéger l’environnement et d’offrir de meilleures conditions de vie aux producteurs. Le style de vie des populations du Nord, ou encore des habitants de Bangkok, génère une quantité importante de gaz à effet de serre. Et ceux qui en subissent les conséquences sont les petits producteurs. Trop de citadins ne se responsabilisent pas face aux impacts que leur style de vie peut avoir sur notre survie, ici au Sud.[34. Voir « le climat ne nous laisse pas le choix, il faut s’adapter ! », Déclics n°7, septembre 2011, https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/article_dossier/message-important-de-thailande-le-climat-ne-nous-laisse-pas-le-choix-il-faut-sadapter/] »

5.3. Commerce équitable et changements climatiques

Comme nous l’avons vu avec l’exemple de Green Net, le commerce équitable sert déjà de levier en faveur d’une agriculture plus durable et, dans beaucoup de cas, du bio. La nouvelle charte du commerce équitable, adoptée par WFTO, le mouvement international du commerce équitable, insiste sur cette approche environnementale à tous les niveaux de la chaîne, depuis les champs jusqu’aux rayons des magasins :

  • La protection de l’environnement et la viabilité à long terme des ressources naturelles et de la biodiversité font partie des piliers fondamentaux du commerce équitable.
  • Les bonnes pratiques en matière d’environnement, notamment la protection des sols et des ressources hydriques et la réduction de la consommation d’énergie, des émissions de gaz à effet de serre et des déchets, relèvent de la responsabilité de tous les acteurs impliqués dans la chaîne de production, de distribution et de consommation. L’ensemble de la chaîne de valeur devrait être gérée de façon à garantir que le coût réel des bonnes pratiques en matière d’environnement se reflète dans les prix et les termes de l’échange.
  • Les petits agriculteurs et artisans sont parmi les plus vulnérables aux effets du changement climatique et il est important qu’ils soient soutenus dans le développement et l’investissement en matière de stratégies d’adaptation et d’atténuation.

Comme nous l’avons déjà évoqué, le risque d’effondrement de notre civilisation est aussi une conséquence directe du système économique néolibéral, basé sur la consommation sans limite de biens non durables.  L’expérience du commerce équitable, qui combine à la fois une alternative de consommation à un travail de plaidoyer visant à changer les règles du système dominant, peut servir d’inspiration à d’autres mouvements qui luttent en faveur de la nécessaire révolution agro-écologique[35. Voir https://www.lemonde.fr/planete/article/2014/04/29/olivier-de-schutter-notre-modele-agricole-est-a-bout-de-souffle_4408689_3244.html]. En effet, parmi les différentes crises environnementales, la dégradation des sols n’est pas le sujet le plus médiatisé. Pourtant, ce phénomène inquiète de plus en plus les scientifiques car il aura un impact direct sur notre alimentation. Dans son troisième rapport de l’Atlas Mondial de la Désertification, publié en juin 2018, le département scientifique de la Commission Européenne estime que 75% des surfaces de la planète subissent aujourd’hui une dégradation massive. Ce taux pourrait monter à 90% en 2050 et provoquer une baisse de 10% des récoltes agricoles. Par ailleurs, l’empoisonnement des terres pourrait conduire 700 millions de personnes à l’exode d’ici 2050[36. Voir https://www.geo.fr/photos/reportages-geo/l-homme-empiete-sur-75-des-sols-de-la-planete-une-menace-pour-la-terre-nourriciere-189963].
Le commerce équitable permet aussi de fédérer dans une lutte commune des producteurs du Sud et des consommateurs du Nord, ce qui est assez unique. Comme le souligne Olivier De Schutter, ancien rapporteur des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, « le mouvement du commerce équitable a mis en place un modèle dont les autres devraient s’inspirer et qui peut faire en sorte que les chaînes d’approvisionnement internationales bénéficient aux petits agriculteurs et contribuent ainsi de façon significative à la réduction de la pauvreté rurale et au développement rural. » Mais Olivier De Schutter met en garde le mouvement du commerce équitable contre certains effets pervers du système actuel, qui, selon lui, « peut créer une dépendance des producteurs à l’égard de filières dont la pérennité n’est pas nécessairement garantie. Et il peut conduire certaines communautés à se spécialiser dans un type de production déterminé (café, quinoa, ou bananes, par exemple), au détriment de pratiques agricoles favorisant la diversité. Or, la diversité entretient mieux la santé des sols, et favorise la résilience face aux chocs climatiques. Enfin, le commerce équitable, qui traditionnellement soutenait des coopératives des petits agriculteurs, s’est étendu progressivement aux plantations, par exemple pour le thé qui est plus largement pratiqué à grande échelle (il en va autrement du café). Or, le respect des règles du commerce équitable et de son éthique est plus difficile dans ce contexte, où s’installent des rapports d’autorité et de dépendance entre l’employeur et les travailleurs agricoles. Ce sont donc d’importants défis que le monde du commerce équitable doit à présent relever.[37.  Propos recueillis par Sébastien Maes (Oxfam-Magasins du monde) en août 2017, voir https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2017/08/29/le-commerce-equitable-vu-par-olivier-de-schutter/.]»
La dimension Nord-Sud du commerce équitable risque également d’être fort impactée par les changements en cours : au niveau énergétique, la fin du pétrole bon marché impliquera forcément une hausse du coût des transports ; par ailleurs, le mouvement de la transition insiste davantage sur la relocalisation de l’économie que sur la solidarité avec les producteurs du Sud.

5.4. Défis des organisations de commerce équitable

Les organisations de commerce équitable comme Oxfam-Magasins du monde veulent développer un modèle alternatif de consommation tout en sensibilisant la population aux inégalités et en favorisant collectivement la justice économique par la mise en action du public. La collapsologie d’une part et le mouvement de la transition d’autre part les confrontent à des questions existentielles qui risquent d’avoir des conséquences sur leur modèle, voire mettre en péril la viabilité du commerce équitable tel qu’il existe aujourd’hui. Parmi ces questions, citons :

Mais certaines menaces peuvent aussi devenir des opportunités. Ainsi,  l’intérêt croissant pour le « do it yourself », pour le « low tech », pour les nouveaux matériaux écologiques et pour l’upcycling sont des pistes intéressantes pour déployer une filière « Nord/Nord ou Sud/Sud » dans l’artisanat équitable[40.  Voir l’étude d’Estelle Vanwambeke « Artisanats et commerce équitable : défis et perspective sous le prisme du design », https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/etude/artisanats-et-commerce-equitable-defis-et-perspectives-sous-le-prisme-du-design/]. De même, les supermarchés participatifs ou les plateformes en ligne telles que l’Open Food Network[41. À l’origine créée en Australie, cette plate-forme internet vise à promouvoir la consommation de produits locaux et respectueux de l’environnement, à un prix juste, afin de rééquilibrer les échanges et de redistribuer le pouvoir. Elle est transparente, pour assurer des relations équitables et favoriser les prises de conscience. Elle est open source, donc possédée par tout le monde. Elle se déploie aux échelles régionales et nationales, et des gens lancent de multiples versions à travers le monde. Voir https://openfoodnetwork.org/] peuvent servir d’inspiration à de nouvelles formes de filière équitable « Nord/Nord » ou « Sud/Sud » dans l’alimentation.
Pour Oxfam-Magasins du monde comme pour les autres organisations de commerce équitable, il est urgent de repenser le modèle et les stratégies avec le double prisme de la collapsologie et de la transition, en tenant compte de ce que l’on constate déjà et de ce qui risque d’arriver.
Si le commerce équitable réussit sa mue pour devenir une alternative plus en phase avec les enjeux de l’effondrement et de la transition, il pourra sans doute séduire davantage les consommateurs et consommatrices de plus en plus conscients des menaces écologiques (du moins en Europe occidentale) et attirer un nouveau public en recherche d’actions concrètes pour construire un monde plus juste et plus durable.

Conclusion

Comme d’autres organisations d’éducation permanente, Oxfam-Magasins du monde veut construire son alternative en se basant sur une approche participative et collective, en construisant avec les citoyennes et citoyens un monde plus juste et plus durable[42. Voir l’analyse de Sophie Duponcheel « Foisonnement d’alternatives, comment construire un projet collectivement ? » https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2017/12/02/foisonnement-dalternatives-comment-construire-un-projet-collectivement-le-cas-doxfam-magasins-du-monde/]. Comme le disent Pablo Servigne et Raphaël Stevens, en ces temps de repli sur soi où la peur et les égoïsmes risquent de mettre à mal les mécanismes de solidarité, il est urgent d’investir dans la consolidation des liens sociaux.
« Le plus important, pour ne pas dire l’urgent, serait de reconstruire un tissu social local, solide et vivant, afin d’instaurer progressivement un climat de confiance, c’est-à-dire en fin de compte un « capital social » qui puisse servir en cas de catastrophe. Il faut donc dès maintenant sortir de chez soi et créer des « pratiques » collectives, ces aptitudes à vivre ensemble que notre société matérialiste et individualiste a méthodiquement et consciencieusement détricotées au cours de ces dernières décennies. Nous en sommes convaincus, ces compétences sociales sont notre seule vraie garantie de résilience en temps de catastrophe[43. Citation extraite de « Comment tout peut s’effondrer », page 219, op. cit.] ».
La consolidation des liens sociaux, la solidarité, l’entraide, la recherche d’une nouvelle harmonie avec la Terre, les initiatives pour être plus résilient… Toutes ces idées se retrouvent au cœur du message de la collapsologie et de la transition.
Tandis que l’une incite à se préparer à l’effondrement de manière frontale, en n’évacuant pas les angoisses, les peurs, les parts d’ombre que cela peut entraîner, l’autre privilégie l’émulation autour d’actions positives menées par des citoyen·ne·s au niveau local, notamment à travers les villes ou communes en transition. Le mouvement du commerce équitable sera d’une manière ou d’une autre impacté par les changements en cours qui annoncent de plus en plus un risque d’effondrement de notre civilisation. C’est notamment en privilégiant une stratégie basée sur le renforcement des liens sociaux et sur la solidarité face aux bouleversements climatiques et à leurs conséquences que ce mouvement sera plus crédible et plus efficace.
Beaucoup de civilisations (par ex. l’empire romain ou la civilisation maya) ont disparu à cause de la complexité croissante de leur système (plus personne ne maîtrise les rouages d’un système qui peut s’emballer à tout moment), à cause d’une crise financière[44. C’est une des causes de la chute de l’empire romain, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9clin_de_l%27Empire_romain_d%27Occident#Th%C3%A9ories_%C2%AB_de_l’effondrement_budg%C3%A9taire_%C2%BB] ou à cause de changements climatiques[45. Les scientifiques attribuent la fin de la Civilisation maya notamment à des sécheresses répétées. Voir https://www.pourlascience.fr/sd/anthropologie/pourquoi-les-mayas-ont-disparu-2486.php].
Il en va de même pour les organisations. Sans adaptation à l’environnement externe, elles meurent.
Il est donc urgent de réfléchir, avec les différentes parties prenantes du mouvement, à un nouveau modèle de commerce équitable, plus en phase avec la transition et avec les constats de la collapsologie.
Roland d’Hoop