fbpx
Oxfam-Magasins du monde

Le design ne sauvera pas le monde, mais il peut (doit) accompagner les transitions

Analyses
Le design ne sauvera pas le monde, mais il peut (doit) accompagner les transitions

[wpdm_package id=’50347′]
Dans son ouvrage de science-fiction intitulé « 2312 », l’écrivain Kim Stanley Robinson nous livre un mode d’emploi pour fabriquer de nouvelles planètes habitables. Une sorte de kit DIY[1. Abréviation de l’expression anglaise « Do It Yourself »] à l’échelle du système solaire permettant aux humains de partir vivre dans les étoiles. La planète Terre est devenue bien trop triste et chaotique en 2312. Les humains peuvent désormais concevoir eux-mêmes des terrariums, ces milieux recréés pour imiter le biotope de certaines espèces animales et végétales. Pour cela ils ont besoin d’un astéroïde d’au moins 30 km de largeur qu’ils devront excaver et mettre en rotation, puis terraformer (rendre habitable) en le « saupoudrant de métaux lourds et de terres rares », selon la spécificité du biome qu’ils souhaitent créer. Une fois choisie la combinaison d’air, de température et d’humidité, ils peuvent construire leur paysage et y introduire des espèces aquatiques et terrestres. Ces espaces sont devenus cruciaux pour l’humanité et la Terre. Certains sont même spécifiquement dédiés à l’agriculture dans le but d’alimenter les populations terriennes.[2. Kim Stanley Robinson, 2312. (2012). Ed. Actes Sud, Paris, pp. 43 à 48 et p. 101]
Le récit de Stanley Robinson rappelle étrangement l’idée de l’astrophysicien Stephen Hawking selon laquelle, pour préserver l’humanité, il faudrait quitter la Terre qui n’arrivera bientôt plus à subvenir à ses besoins, et embarquer dans moins de 100 ans vers une autre planète. Mais l’humanité serait-elle capable d’habiter les étoiles, alors qu’elle n’a pas été en mesure d’habiter jusqu’ici solidairement la Terre ? N’est-il pas possible de concevoir un monde de demain habitable sur Terre à partir de ce dont l’humanité dispose encore aujourd’hui ?
Comment alors concevoir ce monde, le designer ? Plutôt qu’une solution en kit pour s’échapper de la réalité, le design peut-il aider à scénariser la transition vers une Terre qui soit habitable durablement, pour les espèces vivantes actuelles et à venir ?

Recentrer le design sur le vivant

Cela peut sembler provocateur d’invoquer le design comme « facilitateur » dans le façonnage d’une transition, alors que dans l’imaginaire collectif tout l’associe à l’industrialisation, et donc aussi à ses dérives.
En effet, les métiers du design se sont développés avec les différentes révolutions industrielles, avec pour mission de concevoir des objets fonctionnels et accessibles à tout le monde, destinés à être produits mécaniquement, en série et à grand volume, pour faciliter les économies d’échelles. Si la fonction première du design a été de répondre à des besoins pratiques, en faisant le jeu du capital et des marchés il s’est donné à voir comme une pratique centrée sur l’objet davantage que sur l’humain[3. Vanwambeke Estelle. Artisanats, politiques de développement et commerce équitable: défis et perspectives par le prisme du design (2017). Oxfam-Magasins du monde].
Aussi, force est de reconnaître que le design a contribué, de près ou de loin, à de nombreuses crises modernes, notamment humanitaires et environnementales. Il a participé à la création de mondes « défuturisants », pour reprendre les termes de l’anthropologue Arturo Escobar, qui ont appauvri les possibilités de futurs habitables plutôt que de les enrichir, de les étendre.
En 1971, Victor Papanek a été parmi les premiers designers à tirer la sonnette d’alarme, en avertissant de la « dangerosité » du design lorsque le projet est guidé par une logique de marché. Selon lui, « Peu de professions sont plus pernicieuses que le design industriel (…) en inventant de nouveaux types de détritus indestructibles qui envahissent la nature, en choisissant des matériaux et des techniques de production qui polluent l’air que nous respirons, les designers sont devenus une race fort dangereuse et c’est avec grand soin qu’on enseigne aux jeunes les compétences nécessaires à l’exercice de ces activités ».[4. Papanek, Victor, Design for the Real World: Human Ecology and Social Change. (2009). Préface. Academy Chicago Publishers, Chicago.] Ce que les propos de l’auteur permettent de souligner, c’est que 70 à 90 % des coûts de manufacture d’un produit se déterminent au stade de sa conception. C’est donc aussi à ce stade – où les designers ont un pouvoir d’agir -, que peuvent et doivent être anticipés toute une série de coûts sociaux et environnementaux liés à un produit, un service, une infrastructure.
C’est sur cette idée que s’est développée l’économie circulaire en plaçant la gestion et l’optimisation des ressources naturelles au cœur de son modèle, à contre-courant du modèle linéaire « extraire-produire-consommer-jeter » qui prévaut depuis la révolution industrielle. L’économie circulaire, dont les bases ont été jetées par l’ouvrage Cradle to Cradle. Créer et recycler à l’infini du chimiste Michael Braungart et de l’architecte William McDonough (2002)[5. William McDonough, Michael Braungart, Cradle to Cradle. Créer et recycler à l’infini, Paris, Alternatives, 2002.], cherche à créer des valeurs positives sur les plans humain, économique, social et environnemental, à chaque étape du cycle de vie d’une matière, d’un produit ou d’un service[6. Marie-Haude Caraës, Elodie Jouve, Claire Lemarchand, Création et Ville solidaire : Etat de l’art des dispositifs créatifs. Cité du design,  2014.].
Les Ekovores[7. https://www.lesekovores.com/] par exemple, est un projet d’agriculture urbaine visionnaire et utopiste qui se base sur ce modèle. Il a été imaginé par les deux designers Massip et Lebot. Dans ce projet rien n’est laissé au hasard et toutes les étapes de la chaîne agroalimentaire, depuis la production jusqu’à la consommation en passant par la conservation et la revalorisation des déchets, trouvent une réponse fonctionnelle, écologique et créative dans un système vertueux d’acteurs, de ressources et de services.
Dans un tout autre registre, la biocouture inventée par Suzanne Lee est tout aussi inspirante[8. Voir: https://www.ted.com/talks/suzanne_lee_grow_your_own_clothes?language=fr ]. Cette designeuse textile développe de nouvelles matières textiles issues de bactéries qui, suite à un procédé de production non polluant, obtiennent une texture semblable à un cuir animal très fin qui peut être teint et cousu. Ces expérimentations, qu’elle ne cesse de faire évoluer, présentent un potentiel d’alternatives réelles aux matières synthétiques et agents chimiques polluants dont raffole l’industrie textile, et entrent en résonance avec les enjeux écologiques actuels et à venir.
Le design a donc un rôle à jouer dans la réécriture de la vie sur Terre. Cela rejoint la conviction d’Escobar qui invite à réfléchir au fait que, si l’on suppose que le monde contemporain peut être considéré comme un échec massif du design, peut-être est-il possible de concevoir (designer) notre sortie de la crise[9. Escobar Arturo, “Autonomía y diseño. La realización de lo comunal” (2016). Editorial Universidad del Cauca, Cali. Pp. 49, 51.]. Pour l’auteur, l’époque actuelle nous appelle à réinventer d’autres formes d’habiter et de co-habiter, solidairement, entre humains et avec les autres espèces vivantes.

Le design au service des transitions

Poussant encore plus loin la réflexion amenée par Papanek, une nouvelle génération de chercheuses et chercheurs en design, par le design, et en innovation sociale, expérimentent depuis un peu plus d’une décennie de nouvelles façons d’accompagner femmes et hommes vers des modes de vie plus solidaires et durables.
Par leur pratique et leur recherche, ils proposent d’autres manières de concevoir le design que celles héritées de la tradition industrielle, pour participer à la conception d’une société habitable, plus juste, plus égalitaire. Ils défendent un design engagé, vertueux, davantage centré sur le vivant que sur le marché, comme l’illustrent les exemples décrits précédemment.
Dans son blog, le designer et professeur en design Geoffrey Dorne témoigne de ses questionnements à ce sujet, et de la façon dont il les aborde dans sa pratique du design de tous les jours. Il dénonce les designers qui « continuent de produire des objets inutiles, polluants et aliénants » tout autant que celles et ceux qui « affirment haut et fort que le design ne sert à rien ». Il se positionne du côté de cette catégorie de designers qui veulent avoir un impact positif sur la vie et la société :
« Le design est souvent assimilé à du marketing, du mobilier de luxe ou des grosses voitures, alors qu’aujourd’hui certains se battent pour faire reconnaître la valeur de l’expérience utilisateur, d’autres approchent le design comme une discipline qui pourrait protéger le temps de vie humaine, de mon côté, j’essaye de faire à ma petite échelle, un métier qui puisse avoir un impact positif sur la vie humaine, la société, de façon réelle et concrète. Ce sont des choix de tous les jours, ce sont des clients que l’on refuse, des projets que l’on rejette, des idées que l’on défend, que l’on fait exister aussi. »[10. Goeffrey Dorne, Quel(s) futur(s) pour le design(er). (2018). Récupéré le 18 juillet 2018 de: https://graphism.fr/quels-futurs-pour-le-designer/]
Pour ce faire, il évoque la possibilité de « ralentir l’effondrement », en faisant le choix de collaborer par le design à des projets centrés sur la solidarité, l’environnement et la dignité humaine. Il suggère d’ouvrir et élargir les compétences des designers à d’autres domaines, comme l’agriculture ou le zéro déchet, par exemple. Il souligne la nécessité d’interroger sans cesse le fondement de la démarche des designers, les motivations à la source de chaque projet, et ce qui les motive à s’impliquer. Comme en permaculture, Dorne est convaincu que les designers ont leur place dans l’écosystème sociétal, et qu’ils peuvent contribuer au changement à travers une pensée de l’action pragmatique, fonctionnelle ou bien encore poétique. Pour lui, « la question n’est plus de savoir quel monde nous allons laisser… mais (…) de nous demander ce que nous laisserons au monde. »[11. Ibid.]
Le défi pour les designers contemporains semble donc être d’imaginer l’avenir, de façonner de nouvelles habitudes de vivre ensemble, mieux adaptées aux enjeux sociétaux d’aujourd’hui et de demain. Et ils ont les moyens pour le faire. En effet pour Stéphane Vial, philosophe et chercheur en design, la pensée-design se caractérise précisément comme étant une pensée de l’anticipation. “C’est en cela qu’elle est créatrice et là que réside proprement sa créativité. Elle entretient un lien consubstantiel avec le futur”, souligne-t-il. Le prototype, exercice indispensable pour formaliser la pensée créative des designers, sert justement à projeter un idéal. C’est pour l’auteur “un lieu (…) où l’on fabrique des idées d’avenir, où l’on travaille le matériau du futur”.[12. Stéphane Vial. Design et création: esquisse d’une philosophie de la modélisation. Wikicreation : l’encyclopédie de la création et de ses usages, publication scientifique en ligne. 2013. Récupéré le 18 juillet 2018 de: https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01169095/document]
Néanmoins, les designers ne détiennent pas à eux seul les réponses sur les formes que devrait prendre le monde à venir. De plus en plus, leur rôle est d’accompagner et d’appuyer les projets de vie individuels et collectifs de ces femmes et de ces hommes qui font le pari de la transition vers un autre modèle de vie sur Terre. C’est d’ailleurs tout le propos du designer Ezio Manzini, pionnier sur les questions du design et de l’innovation sociale pour un développement durable[13. Ezio Manzini est fondateur du réseau DESIS Design for Social Innovation and Sustainability: http://www.desisnetwork.org/]. Pour ce faire, Manzini défend les initiatives et organisations basées sur la collaboration, où les expertes et experts en design aident à créer les conditions pour le changement social en jouant un rôle moteur dans la collaboration citoyenne, et dans les transitions.
Cette évolution dans le secteur du design, qui répond aux nouveaux enjeux de sociétés, fait apparaître un nouveau champ de théorie et de pratique du design, à savoir un design des/pour les transitions. Pour le designer Cameron Tonkinwise qui tente d’en esquisser les contours[14. Cameron Tonkinwise, Design for Transitions, From and to what? School of Design CMU, 2015.], le design des/pour les transitions (Transition Design) est un design qui se centre sur la création d’opportunités au changement, plutôt que sur la résolution d’un problème isolé (comme a tendance à faire l’écodesign, par exemple). En effet, en se centrant sur un problème isolé les designers oublient souvent de regarder le système global dans lequel le problème est imbriqué, ainsi que les multiples facteurs auxquels il est relié. Ils tendent à formuler des solutions qui se limitent à l’échelle d’un produit ou d’un service, et qui, nécessairement, se retrouvent vite confrontées à de nouveaux problèmes. En revanche, l’échelle d’intervention du design des/pour les transitions n’est plus un problème déconnecté du système socio-économique, culturel et technologique qui l’a engendré, mais bien le système en lui-même.
S’il existe aujourd’hui peu d’exemples recensés ou identifiés comme relevant du design de/pour les transitions – tant la théorie sur ce nouveau champ d’action du design est encore en plein balbutiements -, le projet Visions and Pathways 2040 du Victorian Eco-innovation Lab en Australie donne une idée des formes qu’il peut prendre[15. http://www.visionsandpathways.com/]. Ce projet a consisté à imaginer, dans une démarche design et avec la participation des citoyennes et citoyens australiens, des scenarii futurs de la façon dont pourrait s’organiser le pays dans un cadre de résilience énergétique d’ici à 2040. La réflexion intégrait les différentes échelles du « système pays », à savoir les quartiers, les villes, les zones rurales et urbaines, les connexions entre les territoires, etc. De cet exercice participatif et nécessairement spéculatif sont ressorties différentes idées et visions sous forme de vidéos, croquis et maquettes qui serviront à la construction de politiques publiques devant répondre rapidement au défis de la transition écologique.

Conclusion

Il n’est pas rare que la fiction soit rattrapée par la réalité. En 2019 le tourisme spatial sera ouvert au public (tout du moins à un public fortuné et entrepreneurial dans un premier temps, le coût d’un trajet de 5 minutes dans l’espace étant évalué à 200 000 euros[16. France Inter, le débat de midi, récupéré le 19 juillet 2018 de : https://www.franceinter.fr/emissions/le-debat-de-midi/le-debat-de-midi-19-juillet-2018]). Mais, si les avancées technologiques permettent certaines prouesses qui étaient inimaginables il y a 50 ans, c’est bien encore sur Terre que se situent les enjeux de la vie humaine. Et la vie humaine est interdépendante de celle des autres espèces vivantes. Or, il est difficilement concevable que les alternatives aux problèmes modernes puissent être imaginées à partir du système de pensée et d’action qui les a engendrés.
Le design, cette discipline qui a pour vocation de prototyper l’avenir, a les moyens de limiter les dégâts causés par le modèle industriel globalisé de production et de consommation, et d’anticiper et modéliser les modes de vie de demain de telle sorte qu’ils garantissent l’habitabilité de l’ensemble des vivants sur Terre.
En ce sens, un design engagé dans les transitions est un design qui aide à « réinventer l’humain » et son rapport aux autres espèces, ainsi qu’à la Terre ; qui soulève le problème de son autonomie tout autant que de son lien à l’autre, et aux communs. C’est un design qui place la création au service de l’amélioration des conditions de vie humaines, végétales, animales et minérales sur Terre, durablement.
Évidemment, les designers ne détiennent pas à eux seul les réponses sur les nouvelles formes d’habiter la Terre, ni sur l’ensemble des moyens à mettre en œuvre. Leur rôle, dans un design au service des transitions, est plutôt de créer les conditions pour le changement social, d’appuyer par leur pensée créative les projets de vie individuels et collectifs jouant un rôle moteur dans les transitions, dans un dialogue entre savoirs issus de différents domaines de pratique.
Estelle Vanwambeke

Sources:

  • Kim Stanley Robinson. (2012). Ed. Acte Sud, Paris
  • Arturo Escobar, Autonomía y diseño. La realización de lo comunal” (2016). Editorial Universidad del Cauca, Cali
  • Cameron Tonkinwise, Design for Transitions, From and to what? School of Design CMU, 2015.
  • Estelle Vanwambeke. Artisanats, politiques de développement et commerce équitable: défis et perspectives par le prisme du design (2017). Oxfam-Magasins du monde: https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/etude/artisanats-et-commerce-equitable-defis-et-perspectives-sous-le-prisme-du-design/
  • Geoffrey Dorne et Vincent Roméo, “Le design sauvera-t’il le monde?”. Récupéré le 18 juillet 2019 de: https://graphism.fr/croiss-le-design-sauveratil-le-monde/
  • Goeffrey Dorne, Quel(s) futur(s) pour le design(er). (2018). Récupéré le 18 juillet 2018 de: https://graphism.fr/quels-futurs-pour-le-designer/
  • La tête au carré, France Inter, émission du 06 février 2018: https://www.franceinter.fr/emissions/la-tete-au-carre/la-tete-au-carre-06-fevrier-2018
  • Marie-Haude Caraës, Elodie Jouve, Claire Lemarchand, Création et Ville solidaire : Etat de l’art des dispositifs créatifs. Cité du design, Saint Etienne, 2014.
  • Stéphane Vial. Design et création: esquisse d’une philosophie de la modélisation. Wikicreation: l’encyclopédie de la création et de ses usages, publication scientifique en ligne. 2013. <hal-01169095>
  • Tinta Limón, Pragmatismo, utopismo y la política de lo real: hipótesis para el posdesarrollo. Entrevista a Arturo Escobar. Lobo  Suelto! 23 novembre 2017. Traduction libre d’Estelle Vanwambeke. Récupéré le 24 février 2018 de: http://lobosuelto.com/?p=13196
  • Victor Papanek, Design for the Real World: Human Ecology and Social Change (2009). Academy Chicago Publishers, Chicago.