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« Le but principal est de faire du profit, mais à quel prix ? »

Analyses
« Le but principal est de faire du profit, mais à quel prix ? »
La Fair Wear Foundation fédère 131 marques (dont 8 belges) aux côtés de représentant·es de travailleur·se·s et de la société civile. Son objectif ? S’organiser pour améliorer le sort des ouvrier·ère·s de l’habillement. Rencontre avec Suhasini Singh, représentante indienne de la Fair Wear Foundation.

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La Fair Wear Foundation fédère 131 marques (dont 8 belges) aux côtés de représentant·es de   travailleur·se·s et de la société civile. Son objectif ? S’organiser pour améliorer le sort des ouvrier·ère·s de l’habillement. Rencontre avec Suhasini Singh, représentante indienne de la Fair Wear Foundation.
Qu’est-ce que la Fair Wear Foundation ?
« La FWF est née en 1991, de l’idée que la confrontation avec des marques de vêtements ne devrait pas être la seule façon de résoudre les problèmes que l’on rencontre dans le secteur textile. C’est une plateforme qui rassemble des marques et des acteurs du monde syndical ou de la société civile. Nous agissons de façon concertée pour tenir compte des intérêts à la fois des industries et des travailleurs. Nous constatons ensemble les problèmes et tentons d’y apporter des solutions ».
Comment devient-on membre de la Fair Wear Foundation ?
« Les marques candidates doivent signer un code de conduite basé sur huit principes conducteurs inspirés de l’Organisation Internationale du Travail et de la Déclaration des droits humains[1. Ces 8 principes et leurs inspirations sont référencés sur le site de la Fair Wair Foundation : un travail librement choisi ; pas de discrimination à l’emploi ; pas d’exploitation d’enfants par le travail ; droit de libre association et de négociations collectives ; le paiement d’un salaire correspondant au moins à un minimum vital ; des horaires de travail raisonnables ; des conditions de travail saines et sécurisées ; une relation formellement établie entre employeurs et employé·es.]. Elles doivent aussi payer une affiliation et partager la liste de tous leurs fournisseurs. La plupart du temps, elles ne les connaissent pas elles-mêmes, en tout cas pas dans les détails, mais nous sommes très stricts sur cette question. À ce jour, nous comptons une centaine de marques membres de la FWF, toutes européennes et dont la production se situe principalement en Asie, mais aussi en Éthiopie ».
Beaucoup de marques lancent des initiatives, dites éthiques, dans le secteur textile. Quels sont vos conseils pour obtenir des informations claires sur le niveau de responsabilité sociale d’une marque?
« De mon point de vue de consommatrice, je dirais qu’il faut bien comprendre les actions derrière les mots. Le mot ‘durable’, par exemple, peut signifier beaucoup de choses. Parle-t-on du respect de l’environnement ? Du respect des droits des travailleurs ? Des deux ? Et que font les marques concrètement en faveur de la durabilité ? Je vous donne un exemple. On sait qu’un des problèmes majeurs dans l’industrie textile est que les ouvriers ne sont pas suffisamment payés pour pouvoir mener une vie décente. Ça veut dire qu’ils ne peuvent pas s’habiller, se nourrir, éduquer leurs enfants et épargner un minimum pour faire face aux imprévus. Plutôt que de remettre en question leurs pratiques, certaines marques organisent des formations de ‘planification financière’ : elles expliquent aux travailleurs qu’ils devraient mieux gérer leur salaire. Ce genre de formation, ce n’est pas suffisant pour résoudre les problèmes de fond. En tant que consommateurs, nous devons exiger plus ».
Qu’est-ce qui explique que les salaires restent si bas d’après vous ?
« Le problème, c’est le manque de choix et d’alternatives. En Inde, le secteur textile est le second plus grand pourvoyeur d’emplois et ne demande aucun prérequis particulier. Si vous êtes illettré, aucune autre industrie ne voudra de vous, à part peut-être l’agriculture, qui est encore moins rémunératrice. Dès l’âge de 15 ans, des filles sont recrutées par des agents dans des campagnes pauvres et isolées. Elles sont nourries et logées dans les usines, parfois à des centaines de kilomètres de chez elles. Le travail est si intense qu’elles ne peuvent pas se reposer suffisamment. Les machines ne s’arrêtent jamais, on peut leur demander de travailler n’importe quand. Elles subissent aussi du harcèlement sexuel. Les usines sont grillagées, avec un garde à l’entrée. Elles ne peuvent pas sortir seules, même après 18 ans. Ce n’est pas du travail forcé reconnu comme tel, mais c’est en fait une forme d’esclavage moderne ».
Et du point de vue de la plupart des grandes marques internationales, pourquoi est-ce si difficile de payer des salaires corrects ?
« J’adorerais entendre leurs réponses. La mondialisation permet de déplacer une production là où elle coûte moins cher. Le but principal est de faire du profit, mais à quel prix ? D’un autre côté, je pense que chaque pays a des capacités de production spécifiques et qu’on ne peut pas délocaliser sans fin ou à tout va. Il y a aussi la difficulté de parvenir à des solutions concertées. C’est un énorme défi de garantir un salaire vital[2. Le ‘salaire vital’, calculé pour permettre de vivre décemment, est différent du ‘salaire minimum’, montant légal fixé par un gouvernement local ou national. En 2016-2017, le salaire minimum dans l’industrie textile du sud de l’Inde tournait autour des 7.000 roupies par mois, soit 83 euros. L’Asia Floor Wage Alliance recommandait quant à elle un salaire vital de 23.588 roupies mensuelles, soit 279 euros.] étant donné qu’une même usine va souvent fournir une vingtaine de marques. Chaque client ne représente que 3 à 10 % de la production globale. Bien sûr, le scénario idéal serait que les représentants des travailleurs, les patrons des usines et les différentes enseignes concernées s’assoient autour d’une table pour négocier, mais nous ne pouvons pas attendre que ça soit le cas pour agir. Nous incitons donc les membres de la Fair Wear Foundation à expérimenter des propositions concrètes, à en tirer les leçons et à les partager. Je peux citer la marque suédoise Mini Rodini, qui représente 3 % des achats dans une usine du sud de l’Inde (Bangalore). Elle a réduit ses profits pour contribuer, proportionnellement, à l’augmentation des salaires. C’est un effort modeste, mais c’est un début. Il y a aussi la marque britannique Continental Clothing. En contact direct avec une usine où elle représente une plus grosse part de la production, l’entreprise a augmenté le prix de sa ligne de vêtements. Ce bonus est directement ajouté sur les fiches de paie des ouvriers. Je pense en tout cas que les entreprises qui investissent réellement dans la responsabilité sociale ont un meilleur avenir devant elles. La conscience et les exigences éthiques des consommateurs deviennent de plus en plus déterminantes ».
En tant que consommateur·rice·s, avons-nous réellement autant de pouvoir qu’on nous en prête?
« Absolument ! Je pense que les consommateurs sont ceux qui ont le plus grand impact puisque les marques dépendent de leur réponse à leurs produits. Dès que leur voix se fait plus forte, ces marques n’ont pas d’autre option que de les écouter. Leur pouvoir d’influence est très grand ».

Mise en perspective et conclusions

Ce témoignage de S. Singh sur le secteur textile indien est réellement interpellant : comment dans un pays dit émergeant peut-on encore assister à des conditions de travail assimilables à de « l’esclavage moderne » ?
Comme décrit dans plusieurs analyses précédentes, les raisons du nivellement par le bas des conditions de travail dans le textile mondialisé sont complexes et profondes : culture de la surconsommation et de la ‘fast fashion’, opacité et complexité des chaînes, asymétrie de pouvoir entre acteurs, course à la compétitivité économique entre différents pays pour accueillir les multinationales de l’habillement, course synonyme de dérégulation généralisée[3. Voir notamment : Veillard P. Décembre 2015. Travail décent et textile équitable. Impact du commerce équitable sur la durabilité des chaînes textiles. Analyse de contexte globale.].
L’Inde n’échappe pas à cette course, son industrie textile profitant des millions de travailleur·se·s pauvres à sa disposition, dans un contexte politique libéral très favorable (ex. le fameux programme ‘Make in India’ du premier ministre N. Modi[4. De couleur très libérale, cette campagne vise à faire de l’Inde une plaque tournante pour la fabrication industrielle dans le monde, à l’image de la Chine, notamment en allégeant le climat des affaires pour les investisseurs nationaux et étrangers. Source : European Parliamentary Research Service. January 2015. ‘Make in India’ for more ‘made in India’.]). C’est sur la question cruciale de la régulation des chaines textiles que de nombreux acteurs s’efforcent de lutter, en tentant de mieux contrôler le comportement ‘prédateur’ des multinationales.
La garantie FWF est une tentative de telle régulation, privée en l’occurrence, c’est-à-dire volontaire et se basant sur les mécanismes de marché. Le fait que le système de garantie dispose d’experts de terrain tels que S. Singh en Inde est déjà en soi un gage de crédibilité (experts capables d’enquêter sur place, ou via d’autres ONG ou syndicats locaux). De nombreux systèmes de certification se contentent en effet d’envoyer dans les usines des auditeurs occidentaux, à intervalles plus ou moins fréquents, pour simplement ‘cocher des cases’.
Les autres points forts de la FWF sont son caractère multi-parties prenantes (syndicats, ONGs telles que la Clean Clothes Campaign, marques), sa spécialisation dans l’habillement, son approche de responsabilisation des marques (ses ‘entreprises membres’) et sa transparence.

Cette page a été construite avec le soutien financier de l’Union européenne. Les contenus de cette page relèvent de la seule responsabilité d’Oxfam-Magasins du monde, et ne peuvent en aucune circonstance être considérés comme reflétant la position de l’Union européenne.