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Justice sociale et environnementale: quelles solidarités?

2019 Analyses
Justice sociale et environnementale: quelles solidarités?

Les deux principaux défis de notre temps sont la justice sociale et la justice climatique ou environnementale. Ces deux défis se conjuguent-ils ou s’opposent-ils ? Est-il possible d’agir de façon à rencontrer les deux ou faut-il accorder une priorité à l’un au détriment de l’autre ? Comment créer les solidarités nécessaires pour y arriver et dépasser les individualités, comment « dire nous » ? Ces questions ont fait l’objet d’un débat qui s’est tenu à Louvain-la-Neuve le 19 novembre 2019.

Ce débat était organisé par Action Vivre Ensemble et réunissait Christine Mahy (Réseau wallon de lutte contre la pauvreté), Anne-Catherine de Neve (Groupe des hébergeurs et hébergeuses du Brabant wallon), Philippe Lamberts (Parlement européen) et Myriem Amrani (CPAS de St-Gilles et asbl Dakira) avec pour animatrice Martine Cornil.

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Introduction

Les deux principaux défis de notre temps sont la justice sociale et la justice climatique ou environnementale. Ces deux défis se conjuguent-ils ou s’opposent-ils ? Est-il possible d’agir de façon à rencontrer les deux ou faut-il accorder une priorité à l’un au détriment de l’autre ? Comment créer les solidarités nécessaires pour y arriver et dépasser les individualités, comment « dire nous » ? Ces questions ont fait l’objet d’un débat qui s’est tenu à Louvain-la-Neuve le 19 novembre 2019.

Ce débat était organisé par Action Vivre Ensemble et réunissait Christine Mahy (Réseau wallon de lutte contre la pauvreté), Anne-Catherine de Neve (Groupe des hébergeurs et hébergeuses du Brabant wallon), Philippe Lamberts (Parlement européen) et Myriem Amrani (CPAS de St-Gilles et asbl Dakira) avec pour animatrice Martine Cornil.

Question de Martine Cornil : Comment agir ensemble pour la justice climatique ?

Pour P. Lamberts, la menace climatique constitue à première vue le genre de défi qui devrait rassembler tout le monde, vu son importance et son urgence, mais en pratique il n’est pas certain que tout le monde se sente réellement concerné. Les marches « climat » qui ont eu lieu en Belgique ne sont pas représentatives d’une prise de conscience globale.

La France – et à plus petite échelle la Belgique – connaît depuis plus d’un an les actions des Gilets jaunes, dont on oppose parfois les revendications (notamment sur la taxation du diesel) à celles des mouvements pro-climat. Les Gilets jaunes sont cependant plus conscients qu’on ne le pense de l’ensemble du problème : ce qu’ils refusent, c’est que les pauvres doivent payer proportionnellement plus que les autres. Leur réaction démontre que pour faire accepter les changements nécessaires à la transition, il faut que ces changements soient perçus comme justes. Il faut répondre à la fois aux deux défis, justice sociale et climat. Mais les inégalités existantes sont telles qu’il est difficile de trouver un consensus sur les mesures à prendre.

Quel est le point de vue des jeunes des quartiers ?

Pour M. Amrani, les jeunes des années 70-80 avaient développé une culture de contestation face aux inégalités, aux exclusions et aux violences policières, mais la montée du néolibéralisme a fait que les promesses qu’ils avaient obtenues n’ont pas été réalisées et que rien n’a changé. Aujourd’hui ils sont plutôt désenchantés et certains revendiquent le droit à la différence plutôt qu’à l’égalité.

Si les Gilets jaunes, qui vivent un déclassement, se mobilisent pour conserver leurs droits et développent des revendications cohérentes, les jeunes issus de l’immigration sont toujours pris par l’urgence : toujours la police, toujours les mêmes problèmes d’accès au travail et au logement…

Dans la réflexion sur ce thème, il y a une autre dimension qu’il ne faut pas négliger : celle des rapports Nord-Sud. Pour préserver nos choix de consommation, et en particulier pour continuer à nous procurer certaines ressources ou certains biens au prix le plus bas possible, nous soutenons parfois l’installation de régimes dictatoriaux qui ne respectent pas leur population. Du niveau local au niveau mondial, les revendications sont souvent semblables et parfois liées.

Quel est le point de vue des personnes en situation de pauvreté ?

C. Mahy explique tout d’abord que si ces personnes étaient peu nombreuses aux manifestations, c’est peut-être en partie parce qu’elles ne pouvaient pas se permettre d’acheter un billet de train pour Bruxelles.

Dans ces manifestations, les panneaux du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté évoquaient à la fois la justice climatique et la justice sociale, alors que la plupart des autres ne parlaient que du climat. Les manifestants avec qui elle a discuté de cette différence lui ont généralement répondu qu’il fallait d’abord sauver la planète pour pouvoir mettre en place la justice sociale. Ce qui, à son avis, n’est pas sans rappeler la théorie du ruissellement (selon laquelle les revenus des plus riches sont censés profiter à tout le monde). Inversement, les Gilets jaunes qui participaient à l’action préféraient souvent se joindre au groupe du Réseau, leurs revendications étant plus proches.

Finalement, le message qui posait le mieux la question aux yeux de C. Mahy était celui-ci : comment faire pour que la justice sociale ne soit pas sacrifiée à la justice climatique ? En effet, les deux problématiques se rejoignent sur des points essentiels comme la mobilité, l’habitat, l’alimentation, l’emploi… Ce sont des questions où il faut prendre en compte à la fois la justice sociale et la justice climatique.

Quel est le point de vue des réfugiés et des hébergeurs ?

Pour A.C. de Nève, ceux qu’elle appelle ses « invités » incarnent à la fois les deux problèmes, le besoin de justice sociale et celui de justice climatique. En général ils ne le perçoivent pas, ils n’ont pas de conscience politique en arrivant. Mais au fil du temps, ils comprennent que les raisons pour lesquelles ils sont partis (par exemple un régime dictatorial) bénéficient de la complicité de l’Europe.

Du côté des hébergeurs également se développe une conscience politique. Au début, leurs motivations sont strictement humanitaires et ils refusent toute analyse politique, puis ils prennent progressivement conscience que l’acte d’héberger a aussi une dimension politique, celle de combattre les injustices.

Une convergence des luttes est nécessaire entre les aspects sociaux et les aspects environnementaux. Un mouvement comme Extinction Rébellion, par exemple, réclame également cette convergence. Il faut partir d’un point de vue puis l’élargir à d’autres revendications. C’est ce qui se passe aussi au sein de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés.

Les gens ont-ils encore confiance en l’Etat ?

Pour A.C. de Nève, les problèmes rencontrés par certains hébergeurs qu’on a essayé de criminaliser ne sont pas l’essentiel : le plus grave, c’est la criminalisation de leurs invités, qui leur a fait découvrir la peur du système. Quand on a bu le thé avec les victimes de ces poursuites, il est difficile de ne pas comprendre leur point de vue. On comprend d’ailleurs mieux également les problèmes des personnes qui sont dans la précarité et qu’on rejette de partout.

« On se voyait comme des héros qui allaient tout changer, on a cru qu’on allait réussir à faire rempart contre le système… On a découvert qu’individuellement, en tout cas, on n’y arriverait pas, mais qu’ensemble on pouvait avancer. » D’où l’importance du « nous », ou du « vnous », ce mot inventé par la Plateforme.

P. Lamberts estime que le plus grave, c’est quand les responsables politiques acceptent qu’on traite des êtres humains, qu’ils soient migrants ou dans la pauvreté, de manière non humaine. Cette attitude ouvre la liberté à tout le monde de les maltraiter. Dans la théorie économique, on considère que les SDF sont le produit de leurs choix individuels – cf. par exemple la petite phrase d’E. Macron « Je traverse la rue et je vous trouve un travail ». Cet a priori tend à légitimer les traitements inhumains : puisque c’est de leur faute, tout est permis.

On est dans un système qui tue. L’espérance de vie est clairement liée aux revenus. En Guadeloupe, par exemple, les ouvriers agricoles des bananeraies développent des cancers et des leucémies à cause d’un insecticide, mais on refuse de reconnaître qu’il s’agit d’une maladie professionnelle. Mais pour nous qui sommes dans le système, il est difficile de ne pas se sentir impuissants. On se dit que tout seul on ne peut rien changer. La crise financière de 2008 a été la cause d’une très forte baisse de confiance. Il faut trouver le moyen de reconstruire du « nous ».

Pour M. Amrani, il faut créer les conditions pour que les gens eux-mêmes puissent s’organiser. Les avancées obtenues par les jeunes des quartiers dans les années 70-80 n’auraient pas été possibles sans l’aide des travailleurs sociaux. Ceux-ci, au lieu de parler au nom des jeunes, leur ont permis de penser et de dire « nous ». Malheureusement aujourd’hui le travail social s’est professionnalisé et spécialisé en secteurs qui sont en compétition pour des subsides, et dont le but n’est plus de laisser aux personnes concernées la possibilité de s’exprimer et de prendre le pouvoir sur leur propre vie. Les « usagers », les « clients » des services sociaux ne se sentent plus écoutés et représentés.

On a notamment beaucoup perdu sur le terrain de l’éducation populaire. Il est pourtant très important de faire de la pédagogie, de donner des clés de compréhension, de créer des lieux de débat. C’est d’autant plus important que les médias remplissent de moins en moins ce rôle parce qu’ils recherchent avant tout le spectaculaire, ce qui les conduit par exemple à mettre en évidence les positions extrémistes.

C. Mahy constate cependant qu’il y a d’autres espaces qui sont en train d’être investis ou réinvestis, on peut même dire qu’il y a un bouillonnement d’initiatives et d’actions, comme par exemple des coalitions d’associations qui se créent pour aller en justice contre l’Etat. Il y a aussi une reprise du chemin vers l’éducation populaire mais il faut effectivement savoir dépasser la recherche de subsides.

Finalement, comment réenchanter la société ?

Chacun des panelistes présent.e.s a tenté de résumer en une phrase le débat et sa vision d’un réenchantement de la société :

  • A.-C. de Nève : « Par le trajet entre soi et l’autre, ce mouvement qui va dans les deux sens et qui se manifeste tout simplement par le sourire ».
  • C. Mahy : « En reconnaissant et en partageant les petites et les grandes victoires, en les connectant entre elles, en comprenant que se connecter les uns aux autres est une nécessité absolue ».
  • P. Lamberts : « Quelque chose est en train de naître, une révolte contre le néolibéralisme mortifère, et ça fait du bien. C’est contagieux de croire qu’un avenir meilleur est possible. C’est une prophétie autoréalisatrice ! ».
  • M. Amrani : « L’histoire nous montre en effet que c’est possible ! Il ne faut pas avoir un jugement moralisateur sur le temps que certains prennent à comprendre, et il faut surtout avoir une conviction très très forte ».

Oxfam-Magasins du monde tentera d’explorer cette question des liens entre justices sociale et environnementale durant sa campagne de sensibilisation 2020. Ayant comme slogan « Pour une transition écologique plus équitable », cette campagne visera en priorité à alerter sur l’absolue nécessité d’introduire de la solidarité, notamment avec les pays dits du ‘Sud’, au sein de la transition écologique et de son mouvement.

La crise climatique est emblématique de ces liens entre environnement et inégalités, tant dans ses causes que ses conséquences : les riches et les puissants sont à l’origine du problème, qui compromet les chances des plus pauvres et des plus vulnérables dans le monde entier, en particulier les femmes.

Les principaux messages de cette campagne seront donc que l’état d’urgence environnementale et climatique doit donc être accompagné d’une lutte contre les inégalités sociales, et que dans les actuelles mobilisations écologiques et autres négociations, il est essentiel de faire entendre les voix du Sud (notamment militantes).

Véronique Rousseaux