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Oxfam-Magasins du monde

Commerce équitable et relocalisation de l’économie : les deux faces d’une même médaille

2020 Analyses
Commerce équitable et relocalisation de l’économie : les deux faces d’une même médaille

La question de la relocalisation de l’économie n’est qu’un pan de tout un système beaucoup plus vaste à questionner et à réinventer. Si l’on veut favoriser un monde plus résilient et plus équitable, il ne suffit pas de privilégier les productions locales mais il faut examiner l’ensemble de la filière pour chacun des secteurs et encourager des modèles basés sur une production et une transformation respectueuses de l’environnement et de la dignité des producteur·trice·s.

Roland d’Hoop

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À l’heure où beaucoup d’observateur·trice·s prônent la relocalisation de l’économie, nous pensons que cette idée est compatible avec celle du commerce équitable. Dans une analyse intitulée « Relocaliser, démondialiser : pas si simple[1]Voir https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2020/06/09/relocaliser-demondialiser-pas-si-simple/ », nous concluons que ces deux démarches sont complémentaires pour lutter contre les effets négatifs de la mondialisation néolibérale et pour assurer des chaines d’approvisionnement plus transparentes et durables, plus justes et plus résilientes. Dans cette analyse, nous essayerons de creuser cette complémentarité.

Pourquoi faut-il relocaliser notre économie ?

Dans cette analyse, nous parlerons surtout de la relocalisation et du commerce équitable dans le domaine agricole, en lien avec notre alimentation, car c’est l’exemple le plus souvent mis en avant. Il est clair que la relocalisation de l’économie est beaucoup plus large, comme l’ont montré les problèmes d’approvisionnement de masques ou de matériel médical durant la crise du Covid-19. Mais l’alimentation est sans doute un des domaines les plus parlants dans ce débat. En effet, il s’agit d’un secteur qui touche à la fois au réchauffement climatique – l’agriculture est un secteur qui contribue à lui seul à un quart des émissions de CO2[2]Voir https://reporterre.net/Climat-l-agriculture-est-la-source –, aux relations Nord-Sud – l’agriculture est la principale source de revenu de 80 % de la population pauvre – et à la capacité de chaque pays à assurer son autonomie alimentaire.

Les questions de la souveraineté alimentaire et de la relocalisation d’une partie de notre agriculture ont été mises en avant par beaucoup d’observateur·trice·s durant la crise du Covid-19, étant donné le risque de pénurie de certains aliments si la crise devait durer. Mais, au-delà de l’importance de veiller à cette autonomie alimentaire, il s’agit également de dénoncer l’absurdité de la mondialisation. Il est vrai que les exemples ne manquent pas : des crevettes pêchées en mer du Nord, envoyées au Maroc pour y être décortiquées[3]Voir cet extrait de l’émission « On n’est pas des pigeons », RTBF, décembre 2017, … Continue reading, ou d’autres qui viennent de Thaïlande mais qui ont été pêchées et traitées par des esclaves[4]Voir https://www.consoglobe.com/crevettes-esclaves-modernes-cg, des pommes importées de Nouvelle Zélande ou d’Afrique du Sud,…

Le mythe du transport comme facteur déterminant de l’impact écologique de nos aliments

Pour illustrer l’absurdité de la mondialisation de notre assiette, un chiffre est parfois cité : les produits alimentaires vendus dans les supermarchés auraient parcouru en moyenne 2400 km[5]Chiffre notamment cité par Marie-Monique Robin dans la préface du livre « Les dessous de l’alimentation bio » de Claude Gruffat, éd. La mer salée, 2018..

Mais il faut parfois se méfier des chiffres. Jacques Pezet, un journaliste de Libération, a voulu vérifier la crédibilité de ce chiffre et révèle plusieurs incohérences et problèmes méthodologiques. Après une minutieuse enquête, il conclut : « il nous apparaît donc que cette estimation semble avoir comme origine une étude Rich Pirog datant de 2001 et se basant sur des données de 1998, qui ne concernent que certains produits alimentaires d’origine américaine transportés jusqu’à Chicago. Bref, absolument rien n’indique que cette statistique s’applique à ce que vous mettez dans vos chariots de supermarché aujourd’hui en France… Et rien n’indique surtout que ce chiffre moyen, s’il existait, serait forcément un indicateur pertinent pour juger des bonnes pratiques en matière environnementale. [6]https://www.liberation.fr/desintox/2017/11/05/les-produits-alimentaires-des-supermarches-ont-ils-vraiment-parcouru-2-400-km-en-moyenne_1607486 »

La question des transports est souvent le premier argument utilisé pour justifier une relocalisation de notre alimentation. Il ne faut pourtant pas confondre local et durable. Les tomates et fraises cultivées dans des serres chauffées hors saison, par exemple en France, sont des produits locaux, parfois même bio mais très polluants[7]https://observatoire-des-aliments.fr/qualite/tomates-et-fraises-sous-serres-chauffees-ni-ecolo-ni-bio. De même, les pommes de terre, dont la Belgique est le premier pays exportateur, sont généralement cultivées de manière industrielle, ce qui implique un impact environnemental et sanitaire considérable[8]Voir https://reporterre.net/En-Belgique-une-enorme-usine-a-frites-menace-la-sante-et-l-environnement.

Par ailleurs, selon plusieurs études, l’argument du transport n’est pas réellement pertinent pour juger de l’impact environnemental d’un produit : ce secteur représente en moyenne moins de 10% des émissions de gaz à effet de serre (GES) de l’alimentation, lorsque l’on prend en compte l’ensemble du cycle de production, depuis la culture jusqu’à l’élimination des déchets, en passant par les étapes de transformation, de distribution et de consommation. Pour certaines filières comme celles du bœuf, le transport ne représente que 0.5% du total des émissions. Selon Hannah Ritchie, chercheuse au « think tank » britannique « Our world in data », « les émissions de GES du transport représentent une très petite quantité des émissions des aliments et ce que vous mangez est beaucoup plus important que le lieu de provenance de vos aliments[9]Extrait de l’article publié sur https://ourworldindata.org/food-choice-vs-eating-local ». En se basant sur une étude menée en 2018 par la revue Science et portant sur une méta analyse des systèmes alimentaires internationaux[10]Voir l’étude sur https://science.sciencemag.org/content/360/6392/987, elle conclut : « Dans cette étude, les auteurs ont comparé des données provenant de plus de 38 000 fermes à travers 119 pays. Pour la plupart des aliments – et en particulier les plus grands émetteurs – la plupart des émissions de GES résultent du changement d’affectation des terres et des processus (ndlr : de production) au niveau de la ferme. » Les émissions les plus importantes proviennent des engrais (à base de pétrole) et de la fermentation entérique (la production de méthane dans l’estomac des bovins). Selon cette étude, les émissions combinées liées à l’utilisation des terres et à la production agricole représentent plus de 80% de l’empreinte de la plupart des aliments !

Bref, pour résumer, il vaut mieux consommer un produit cultivé selon un mode de production agroécologique dans un pays lointain plutôt qu’un produit local cultivé de manière industrielle. Mais si on peut produire de manière locale, durable et de saison, c’est sûrement le choix à privilégier, du moins pour l’aspect environnemental.

Mieux répartir les bénéfices entre les acteurs de la chaîne de production et d’approvisionnement 

Alors que le débat se focalise trop souvent sur la distance entre la production et la consommation, un autre problème passe trop souvent inaperçu : partout dans le monde, au Nord comme au Sud, les paysan·ne·s sont victimes d’un système commercial dont ils sont les grands perdants, au point que beaucoup se retrouvent dans la misère et abandonnent le métier.

Il est urgent de mieux répartir les bénéfices entre les différents acteurs de la chaîne d’approvisionnement. Philippe Baret, professeur de génétique et d’agroécologie à l’UCL, insiste sur ce point : « (…) Ce qui est important, c’est ce qui se cache derrière le concept de circuit court et qu’on essaye d’atteindre. C’est le respect des différents acteurs de la chaîne dans les choix. Ensuite, l’autre point important c’est la distribution de la valeur entre les acteurs de la chaîne, depuis le consommateur jusqu’à l’agriculteur. C’est là qu’est tout l’enjeu. Si on sait exactement qui prend de la valeur sur la chaîne et qu’on comprend exactement comment cette valeur se construit, et bien on peut décider que le produit doit être plus cher ou pas. Il ne faut pas simplement dire que si les produits sont plus chers, l’agriculteur gagnera plus parce qu’avec les filières dans la chaîne, ce n’est pas possible. Et inversement, il ne faut pas non plus diaboliser la chaîne. [11]Extrait de l’interview publiée sur le site d’Etopia le 16 avril 2020 : … Continue reading »

Si l’on veut continuer à garantir l’autonomie alimentaire au niveau d’un pays, il faut d’abord faire en sorte qu’il y ait encore des paysan·ne·s pour cultiver les terres de ce pays. Quand on sait que 68% des fermes belges ont disparu depuis 1980[12]Voir la carte blanche du 12/04/2020 publiée dans Le Soir, https://plus.lesoir.be/294025/article/2020-04-12/le-covid-19-montre-lurgence-de-relocaliser-des-maintenant-les-systemes, que l’augmentation du coût des terres rend de plus en plus difficile l’accès à la profession[13]En Belgique, le prix de la terre agricole a grimpé de 26.5% en moyenne ces 5 dernières années, selon la fédération des notaires de Belgique. Voir … Continue reading, que la plupart des agriculteur·trice·s sont surendettés et parviennent difficilement à vivre de leur métier, cette question est loin d’être anodine[14]Entre 1980 et 2016, le nombre de travailleurs dans le secteur agricole belge a chuté de 62 %. Voir https://www.triodos.be/fr/articles/2019/comment-lutter-contre-disparition-fermes.

Le commerce équitable permet justement de ramener le débat vers cette question centrale des revenus et des conditions de vie des producteur·trice·s, tout en n’évacuant pas les questions environnementales. Il est évident que si l’on peut produire de manière équitable, locale, durable tout en respectant les cycles saisonniers, il va de soi que cela est préférable au fait d’importer des produits venant de loin. C’est pourquoi, depuis une dizaine d’années s’est développée l’idée d’un commerce équitable Nord/Nord et Sud/Sud.

Commerce équitable Nord-Nord : une manière de rendre les circuits courts plus équitables et pas seulement durables

C’est surtout au Nord que ce commerce équitable local a pris de l’ampleur. Il faut dire que la vague des produits locaux et des circuits courts risquait de balayer le commerce équitable, le jugeant –souvent à tort – trop polluant. Face à ce risque et face à la crise qui touche de plus en plus l’agriculture européenne (par ex. la crise du lait en 2009), le commerce équitable s’est élargi aux produits Nord. En France, la loi du 31 juillet 2014 redéfinit le commerce équitable, jusqu’alors cantonné aux relations Nord-Sud, pour y inclure le commerce Nord-Nord. Ce marché « local » du commerce équitable a connu un essor important en Europe, en particulier en Belgique et en France. Plusieurs marques comme Ethiquable, CTM Altromercato, Alter-Eco ou Oxfam-Magasins du monde ont développé leur propre charte pour les produits Nord, avec des critères articulés essentiellement autour de l’agriculture paysanne, du prix et de la transparence de la filière[15]Voir http://www.ethiquable.coop/page-rubrique-qui-sommes-nous/charte-paysans-dici et … Continue reading. En Allemagne aussi, l’Association Eco-Fair a développé de nouveaux produits équitables locaux, sous le label « Naturland Fair ». Hans Hohenester justifie cette démarche par les immenses coûts sociaux et environnementaux résultant de « l’exploitation des travailleurs et des fournisseurs, de la dépendance envers l’agro-industrie et d’une politique d’achat globale voulant acquérir des matières premières à bas prix [16]Citation extraite de l’article « Un commerce équitable Nord-Nord » publié sur le site du Trade for Development Center (TDC, organe dépendant d’Enabel, c’est-à-dire l’Agence en charge de … Continue reading».

Cette évolution du commerce équitable vers le marché local ne devrait toutefois pas gommer l’importance du soutien aux producteurs et productrices du Sud. Comme le confirme Christophe Eberhart d’Ethiquable, l’urgence n’est pas la même : « Pour les producteurs du Sud, l’enjeu est la survie directe. Ici, en France, ce qu’on défend, c’est la survie d’un modèle de production[17]Citation extraite du site TDC, op. cit.».

Commerce équitable Sud-Sud : une forme de relocalisation équitable

De nombreuses initiatives de commerce équitable local ont vu le jour dans les pays du Sud ces dernières années[18]Voir https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2012/01/25/les-defis-du-commerce-equitable-sud-sud/#.XrPZDs3gol0 et https://www.befair.be/fr/content/le-commerce-%C3%A9quitable-sud-sud-0. Néanmoins, les défis restent encore nombreux. Son développement nécessite entre autres une sensibilisation et une information accrue du public ainsi que l’émergence d’usines de transformation de la matière première en produits finis, afin de créer plus de valeur ajoutée au niveau local[19]Voir à cet égard le projet du chocolat équitable « bean to bar », fabriqué entièrement en Afrique.. C’est notamment cette piste que poursuit la coopération belge à travers la filière cacao. Comme l’explique Samuel Poos, coordinateur du Trade for Development Centre (TDC), l’une des solutions est de relocaliser la transformation du cacao: « Les producteurs doivent s’organiser et prendre en main la transformation de leur cacao pour ajouter de la plus-value à leur activité. Le prix qu’ils reçoivent pour leur cacao augmenterait, leur assurant un revenu vital.» [20]Extrait de l’article publié sur le site de Fairtrade Belgium, février 2020, … Continue reading

De plus en plus d’initiatives voient le jour afin de garantir les droits des « petits producteurs du Sud », telles que le label Tu Simbolo ou SPP, créé et développé par le CLAC, la Coordination Latino-Américaine et des Caraïbes de petits producteurs du commerce équitable. Ce label vise à contrer les dérives « industrielles » du commerce équitable, notamment le commerce équitable de plantations (bananes, fruits et légumes frais, jus de fruits, thé, vin et fleurs), et de manière plus générale, les grands opérateurs commerciaux (multinationales et grande distribution). Cette évolution a été considérée par les membres du CLAC comme une déviance inacceptable de la mission originelle du commerce équitable[21]Il faut distinguer le commerce équitable rassemblant des petits producteurs indépendants au sein de coopératives et le commerce équitable de plantations, qui est issu d’une vision plus … Continue reading. Selon eux, la filière équitable doit être destinée avant tout à offrir un accès au marché aux petits agriculteurs, ainsi qu’à changer la façon dont est pratiqué le commerce international. Ce nouveau label constitue donc une sorte de retour aux sources du commerce équitable, pour répondre aux problématiques spécifiques des petits producteurs latino-américains et favoriser le commerce équitable Sud-Sud. Pour Jéronimo Pruijn, directeur exécutif de Fundeppo, la création du SPP répond à un fort besoin de « se différencier en tant que petits producteurs, pour défendre les valeurs originelles du commerce équitable : coopération, gouvernance démocratique, appui à l’agriculture paysanne…  [22]Extrait de l’analyse « Tu Simbolo : le label équitable par et pour les petits producteurs », Patrick Veillard, 2013, … Continue reading ».

Quelle est la plus-value du commerce équitable Nord/Sud par rapport à une relocalisation totale de l’économie ?

Dans un monde idéal, on pourrait imaginer que l’ensemble du commerce soit local, sous une forme durable et équitable. Mais, comme nous l’avons expliqué dans une autre analyse, il existe de nombreux freins à une relocalisation totale de l’économie[23]Voir notre analyse « Relocaliser, démondialiser : pas si simple ! », op. cit.. Par ailleurs, le commerce peut également être un vecteur de dialogue et de paix entre les cultures, comme l’illustre Jean-Christophe Ruffin dans son très beau roman consacré à la vie de Jacques Cœur. Celui-ci peut être considéré comme le premier adepte de la mondialisation, 600 ans avant notre époque, comme en témoigne cette citation : « J’ai la conviction qu’un lien supérieur unit tous les hommes. Le commerce, cette chose triviale, est l’expression de ce lien commun qui grâce à l’échange, la circulation unit tous les êtres humains. Par-delà la naissance, l’honneur, la noblesse, la foi, toutes choses inventées par l’homme, il y a ces humbles nécessités que sont la nourriture, la vêture, le couvert, qui sont obligations de la nature et devant lesquelles les humains sont égaux.[24]Citation extraite de la critique du roman « Le grand Cœur » de Jean-Christophe Ruffin parue dans La Libre Belgique, 11 avril 2012, … Continue reading »

Cette vision du commerce international est certes utopique, mais de nombreux exemples dans l’histoire nous montrent que le commerce a pu pacifier les rapports entre différentes groupes humains[25]Lire à ce sujet le chapitre consacré à l’argent dans « Sapiens, une brève histoire de l’humanité », de Yuval Noah Harari, éd. Albin Michel, 2015.. Le commerce équitable s’inscrit dans cet idéal de valorisation et de partage des différents savoir-faire tout en garantissant à chacun·e la dignité et un niveau de vie permettant de couvrir ses besoins fondamentaux.

Dès son origine à la fin des années 1960, le commerce équitable s’est donné comme objectif d’instaurer un rapport de respect entre les parties. Il ne s’agit pas d’apporter une aide, ce qui implique un certain rapport de supériorité, mais bien de faire du commerce, sur des bases saines, dans une relation équitable. Le slogan « Trade not aid » (du commerce, pas de l’aide) illustre bien cette volonté de créer un rapport d’enrichissement mutuel, de partage des bénéfices[26]Voir l’analyse « Origine et moteurs des alternatives citoyennes, de l’indignation à l’alternative citoyenne », Roland d’Hoop, septembre 2017 … Continue reading, à l’inverse de la mondialisation néolibérale ou du « néocolonialisme ». Certes, cette vision idéale d’un commerce équitable entre partenaires égaux ne correspond pas toujours à la réalité et a souvent servi d’argument marketing à des multinationales qui veulent surtout redorer leur blason[27]Voir l’analyse « Où acheter son produit équitable ? Magasins Oxfam vs supermarchés », Patrick Veillard, 2015, … Continue reading. Néanmoins, le mérite du commerce équitable est de poser la question des impacts du commerce, qu’il soit local ou international.

En fait, le problème n’est pas d’importer des produits qui viennent de loin mais bien d’importer des produits dont le faible coût repose sur l’exploitation de la main d’œuvre et sur la dégradation de l’environnement. Comme le disait Olivier De Schutter lors de son intervention à l’Assemblée générale d’Oxfam-Magasins du monde en 2018[28]voir https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2018/12/31/le-commerce-equitable-une-niche-dinnovation-appelee-a-devenir-la-norme/#.XTa4IEfgol0, « ce n’est pas le commerce équitable qui est trop cher, c’est le système économique « low cost », basé sur la recherche constante du prix le plus bas, qui est malsain ». Au lieu de diminuer de manière artificielle le prix de l’alimentation ou des vêtements en externalisant les impacts négatifs de l’industrialisation dans les pays pauvres, il faut renforcer le pouvoir d’achat des ménages les plus pauvres de manière à ce que chacun·e, au Nord comme au Sud, puisse payer le prix juste qui permettra de rémunérer les producteurs décemment. En d’autres termes, il faut mettre en œuvre des politiques sociales ambitieuses pour protéger de la précarité les familles les plus démunies et protéger l’environnement.

Il faut rappeler que les producteurs du Sud sont ceux qui sont le plus confrontés aux changements climatiques, alors que ce sont les pays du Nord qui sont les pays les plus émetteurs de gaz à effets de serre. Ces derniers ont une immense responsabilité historique par rapport aux inégalités Nord/Sud et par rapport au désastre écologique actuel[29]Lire à ce sujet l’étude « Transition écologique et inégalités mondiales », Pour une approche solidaire et équitable face aux enjeux sociaux et climatiques, Roland d’Hoop, 2019, … Continue reading. Comme le soulignait le mouvement mondial du commerce équitable lors de la COP24 en 2018, on ne peut oublier les pays du Sud dans la nécessaire transition écologique :

« De solides alliances et partenariats sont nécessaires pour transformer le système économique actuel qui perpétue les inégalités et repose sur une croissante exploitation des ressources naturelles. Une réponse mondiale à la menace du dérèglement climatique doit également viser l’éradication de la pauvreté ainsi que le développement durable. Cela implique de donner la priorité à des chaînes d’approvisionnement plus équitables et de veiller à ce que les petit·es producteur·trices et tous les acteurs de la filière aient accès à des moyens financiers et techniques pour mettre en œuvre une production et un commerce résilients face aux dérèglements climatiques.[30]Voir https://maxhavelaarfrance.org/fileadmin/fairtrade/D%C3%A9claration_politique_du_mouvement_CE_COP24.pdf »

Le commerce équitable est donc un outil, parmi d’autres, qui permet de défendre la dignité et les conditions de travail des producteurs les plus faibles mais qui peut aussi soutenir des pratiques plus respectueuses de l’environnement. L’idée n’est sûrement pas de venir imposer des solutions « occidentales » à ces pays pour faire face aux changements climatiques – on connait les limites de ce type de « coopération » – mais plutôt d’encourager des pratiques adaptées au contexte local. L’exemple de Green Net en Thaïlande illustre bien la manière dont le commerce équitable peut servir de levier à des organisations paysannes du Sud en matière d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques. Ce partenaire d’Oxfam a développé le bio en opposition au modèle agricole dominant, grand consommateur de pesticides, ce qui provoque une perte de biodiversité et l’endettement des agriculteurs[31]Voir https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/article_dossier/green-net-des-paysans-en-lutte-contre-les-changements-climatiques/#.XrpzCs3gol0. « En étant membre de la coopérative « Green Net », témoigne Subaan, membre de la coopérative, je bénéficie d’un prix minimum garanti pour mon riz. Cela me permet de couvrir l’ensemble de mes coûts de production et je bénéficie également d’une prime du commerce équitable et d’un bonus pour les produits certifiés bio. Étant donné que je sais que je recevrai un prix juste pour mon riz, ma seule préoccupation est la qualité de mon riz et non pas le prix que je peux en avoir. »

Bien entendu, le commerce équitable doit encore faire des progrès au niveau environnemental. C’est dans ce sens que de plus en plus d’acteurs du commerce équitable se tournent vers l’économie circulaire et vers le bio[32]Voir à ce sujet la stratégie « People and Planet Initiative » développée par WFTO en 2019, https://wfto.com/projects/people-and-planet-initiative. Mais ces évolutions ne suffiront pas pour créer un rapport de force en faveur des producteur·trice·s les plus faibles ni pour défendre une agriculture durable. Comme nous l’avons souligné, il est urgent d’établir des règles commerciales plus justes ainsi que des mesures de protection de l’environnement plus contraignantes.

Le commerce équitable, un outil pour lutter contre le modèle de la mondialisation néolibérale

S’il représente une alternative au modèle dominant, le mouvement du commerce équitable tente également de transformer les règles du commerce international. Ainsi, grâce à un travail de plaidoyer au sein des institutions nationales et internationales, il essaie de contrer le modèle de la mondialisation néolibérale, où les principaux gagnants sont les quelques grands groupes industriels qui se partagent le marché des semences, de l’agro-industrie et de la grande distribution[33]Voir à ce sujet l’article « Un marché hyper concentré », publié dans le dossier de campagne d’Oxfam-Magasins du monde, mars 2018 : … Continue reading.

En ce sens, le commerce équitable répond en partie aux mêmes objectifs que ceux de la relocalisation de l’économie ou de la « démondialisation ». En effet, ces deux approches visent également à réduire les injustices provoquées par le commerce conventionnel et surtout par la mondialisation néolibérale, en luttant contre la domination de la globalisation financière et du libre-échange tout en rendant plus juste, plus sociale et plus écologique l’organisation économique mondiale[34]Passage extrait du site https://www.savigny-avenir.fr/2011/10/16/reflechir-a-la-%C2%AB-demondialisation-%C2%BB-walden-bello-john-maynard-keynes-arnaud-montebourg/.

Comme nous l’avons déjà mentionné dans l’analyse « Relocaliser, démondialiser : pas si simple[35] Op.cit. », ces deux démarches sont donc assez semblables dans leurs objectifs. La différence, c’est que le commerce équitable estime qu’il est possible de maintenir des relations commerciales internationales alternatives à celles du capitalisme néolibéral.

Pour atteindre cet objectif, le mouvement du commerce équitable lutte aussi contre le manque de régulation commerciale, qui entrave des objectifs de protection environnementale et sociale ambitieux. Grâce à un travail de plaidoyer pour des chaînes d’approvisionnement plus transparentes, pour une répartition plus équitable de la valeur, pour le respect du devoir de vigilance des entreprises, le commerce équitable contribue à rendre le commerce plus juste pour les producteur·trice·s [36]Extrait de l’article « Pour un commerce équitable plus soutenable » de Patrick Veillard paru dans le dossier de campagne d’Oxfam-Magasins du monde sur l’économie du donut, mars 2020, … Continue reading. La situation semble bouger dans le bon sens à cet égard puisque le commissaire européen à la justice, Didier Reynders, a annoncé en avril 2020 que l’Union Européenne allait faire en 2021 une proposition législative créant une obligation de diligence raisonnable pour prévenir les risques de violation des droits humains dans les chaînes d’approvisionnement mondiales[37]Voir … Continue reading. Cette position européenne pourra mettre la pression au niveau international et accélérer l’adoption par l’ONU d’un Traité sur le devoir de vigilance et les droits humains[38]Voir l’analyse de Sébastien Maes, juillet 2019, … Continue reading, traité qui donnerait l’accès à un recours juridique aux personnes victimes des pratiques d’une multinationale, comme par exemple les écocides, le travail des enfants et l’esclavage moderne[39]Lire à ce sujet l’article publié sur le site Bastamag, 24 octobre 2019, https://www.bastamag.net/multinationales-onu-traite-responsabilite-devoir-vigilance-entreprises-directive. Une autre piste envisagée pour soutenir les « petits producteurs du Sud » face aux grands groupes industriels serait de leur réserver un accès préférentiel au marché, comme l’évoquait Bertrand Jolas, anciennement conseiller pour la politique commerciale à la Commission européenne, lors d’une conférence des Nations Unies en juillet 2019[40]Voir https://unctad.org/en/pages/newsdetails.aspx?OriginalVersionID=2157.

Cette meilleure régulation du marché passe aussi par la renégociation ou par l’arrêt d’accords commerciaux contraires aux droits sociaux et au respect de l’environnement, comme l’accord en cours de négociation entre l’Union Européenne et les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay). En effet, de tels accords pourraient entraîner des importations massives de viande bovine, avec des standards sanitaires ne répondant pas aux critères en vigueur en Europe, mais pourraient aussi créer une concurrence déloyale par rapport aux producteurs européens[41]Voir par exemple les restrictions aux libertés syndicales en vigueur dans les pays du Mercosur. Lire à ce sujet l’article publié sur le site du CNCD-11. 11. 11., janvier 2020, … Continue reading.

On pourrait également internaliser les coûts écologiques dans les prix des biens de consommation, afin de favoriser les modes de production et de vie respectueux de l’environnement. Ou encore d’autoriser les pays pauvres à protéger leurs secteurs économiques importants et soutenir leur souveraineté alimentaire[42]Voir https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2007/10/08/la-relocalisation-de-leconomie/#.Xr2ZU83gol0.

À travers tous ces exemples, on comprend mieux que la question de la relocalisation de l’économie n’est qu’un pan de tout un système beaucoup plus vaste à questionner et à réinventer. Si l’on veut favoriser un monde plus résilient et plus équitable, il faudra également réguler le secteur agro-alimentaire et encourager un modèle agricole basé sur les principes de l’agroécologie et du respect de la dignité des producteur·trice·s[43]Voir l’analyse « Pour la dignité des paysans africains », Véronique Rousseaux, 2019, https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2019/11/27/pour-la-dignite-des-paysans-africains/#.Xr2cps3gol0.

Conclusion

À la faveur de la crise du Covid-19, on a beaucoup entendu et lu des appels à relocaliser notre production, en particulier au niveau agricole.

C’est une évidence qu’il faut pouvoir développer une plus grande autonomie et souveraineté alimentaire, partout dans le monde. Comme le dit Philippe Baret, « La mise en concurrence des agricultures du monde est extrêmement impactante rien que d’un point de vue environnemental mais aussi social.  La mondialisation de l’agriculture date du 19ème siècle et elle pose problème aujourd’hui. Elle va devoir être repensée, notamment quand cette mondialisation est inutile et est simplement un jeu de marchés. Par contre, il y a une partie de la mondialisation qui est utile, à court terme. Pour certains produits, on ne peut pas faire autrement pour le moment. C’est par exemple le café, le thé, le riz, etc. On devra toujours aller les prendre via des chaînes mondialisées. Il faut donc le partage entre une mondialisation inutile et purement spéculative, une mondialisation utile à court terme comme le soja, mais pour laquelle on peut avoir des solutions de substitution en développant progressivement nos propres produits et une mondialisation obligée pour des produits qu’on ne peut pas faire chez nous. Ce sont les trois étages de la relocalisation de l’agriculture et, à nouveau, le fait que le discours actuel s’appuie essentiellement sur les légumes fausse un peu le jeu. Si on parlait par exemple des fruits, on verrait bien qu’on ne fera jamais des citrons et des oranges chez nous. Et donc, déjà, on comprendrait que c’est plus compliqué que simplement dire : « allons acheter chez notre voisin agriculteur[44]Op.cit. ».

Rob Hopkins, le fondateur du mouvement de la transition, admet lui aussi que le commerce entre pays existera toujours. Il faudrait selon lui le réduire à son minimum[45]Voir l’interview publiée sur le site « Le Grand Continent », https://legrandcontinent.eu/fr/2019/06/03/vers-la-transition-conversation-avec-rob-hopkins/, 3 juin 2019.. Mais comme nous le disions dans l’analyse « Relocaliser, démondialiser : pas si simple », la solution de la relocalisation de l’économie est compliquée à mettre en œuvre et pose en réalité une quantité de questions beaucoup plus larges sur un nouveau modèle de société et d’organisation mondiale à réinventer. Il faut également se méfier des idées reçues concernant la relocalisation en Europe. Pour prendre un exemple dans le domaine textile, les ouvrières roumaines touchent un salaire moyen de 250€ qui correspond à un pouvoir d’achat encore inférieur à celui du Bangladesh. Or beaucoup d’entreprises qui importaient les vêtements d’usines asiatiques se tournent à présent vers les pays de l’Est, en affichant la belle image de la relocalisation européenne[46]Voir à ce sujet l’article « Covid 19 – Une solution la relocalisation ? » publié sur le site d’AchACT, 15 avril 2020, http://www.achact.be/news-info-334.htm.

Nous pensons que commerce équitable et relocalisation de l’économie peuvent être les deux faces d’un même monde plus juste et plus résilient. Tout en développant des marchés locaux résilients et équitables, nous pouvons continuer à envisager un commerce international basé sur les mêmes valeurs. Comme le dit le professeur d’économie de l’UCL Philippe Roman, une autre forme de mondialisation est possible : « Ce n’est pas tant « la » mondialisation qu’il faut incriminer qu’un type bien particulier de mondialisation économique, qui s’accompagne d’une idéologie de recherche effrénée de profit mettant les territoires en concurrence. Au contraire, comme le démontre la situation actuelle, la mondialisation des savoirs et la capacité à faire coopérer des acteurs internationaux autour des grands problèmes de notre temps, sanitaires notamment, est fort utile[47]Extrait de l’interview publiée dans le Soir du 27 avril 2020 : https://plus.lesoir.be/297256/article/2020-04-27/relocaliser-leconomie-cest-aussi-une-question-de-volonte ».

La relocalisation de l’économie ne peut donc signifier un abandon des pays du Sud. Le commerce équitable, s’il parvient à améliorer ses critères environnementaux et à privilégier les produits issus de l’agroécologie et de l’économie circulaire[48]Voir la conclusion de l’étude « Transition écologique et inégalités mondiales. Pour une approche solidaire et équitable face aux enjeux sociaux et climatiques », op. cit., peut constituer une alternative complémentaire, tant sur le plan local, au Nord comme au Sud, qu’au niveau mondial, pour les produits que l’on ne peut relocaliser.

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