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Oxfam-Magasins du monde

"On ne peut pas opposer les gilets jaunes aux gilets verts"

2020 Analyses
"On ne peut pas opposer les gilets jaunes aux gilets verts"

Interview de Marc Lemaire, cofondateur d’Ecores et de Groupe One, à l’initiative du plan Sophia

À l’occasion du lancement de sa nouvelle campagne sur l’économie du donut, Oxfam-Magasins du monde a rencontré une série de personnalités belges et internationales. L’objectif ? Débattre et mettre en perspective ce concept sur les limites sociales et planétaires, sous divers angles tels que le commerce, la finance, l’alimentation, la coopération avec le Sud, etc. Point de vue dans cette analyse de Marc Lemaire, le co-fondateur de diverses structures de soutien à l’entreprenariat durable (Ecores, Groupe One), et plus récemment, l’un des initiateurs du plan Sophia de relance durable post Covid-19.

Patrick Veillard

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En quoi le concept d’économie du donut vous semble un outil pertinent, notamment dans le cadre de la crise COVID-19 ?

Quand Johan Rockström a lancé le concept des limites planétaires en 2009, c’était extraordinaire. On avait enfin des critères environnementaux (en l’occurrence 9 critères, tels que le climat, l’azote / phosphore ou la biodiversité) qui nous permettaient d’avoir un point d’accroche scientifique sur lequel baser nos discours. Cela fournissait également des indicateurs permettant à des territoires ou à des entreprises de se positionner dans leurs schémas d’amélioration. Evidemment, le danger était de dire qu’il ne s’agissait que d’un problème environnemental. On ne peut pas opposer la justice sociale aux défis environnementaux, les gilets jaunes aux gilets verts. C’est pour cela qu’il est important d’avoir aussi une réflexion sur un plancher de services fondamentaux à fournir à la population. Le donut fait la synthèse des deux. Il permet d’avoir un discours cohérent combinant social et environnemental face à l’économie traditionnelle.

Comment opérationnalise-t-on ce concept, qui reste assez général ? Doit-on le faire à l’échelle d’un pays, d’une région, d’une ville ?

Cela doit se faire selon moi à l’échelle territoriale où les politiques ont la maitrise des outils. Prenons par exemple une ville de 50.000 habitants : elle n’a pas la maitrise des outils environnementaux car c’est principalement une compétence régionale. Les outils sociaux et économiques vont quant à eux se trouver principalement aux niveaux fédéral et régional, notamment en termes de sécurité sociale et de chômage. Le niveau le plus approprié me semble donc être les régions, et dans une moindre mesure le fédéral. Le niveau local est compliqué car une telle opérationnalisation nécessite beaucoup de ressources, de s’outiller notamment en indicateurs puis de faire une autoanalyse, un monitoring pour voir si l’on s’améliore, etc.

Comment le concept de donut a-t-il été utilisé dans le cadre du plan de relance durable Sophia (voir encadré) ?

Le plan Sophia n’est pas uniquement axé sur le donut, il comprend plus de 250 mesures. Mais de nouveau, la théorie du donut est très intéressante pour faire le lien entre le social et l’environnemental. Quand on rencontre les politiques, comme nous le faisons actuellement avec les présidents de partis, la première ministre et les présidents de région, on a toujours le même discours : « Vos envies de transition écologique, c’est très bien, et on peut y souscrire. De toute façon on n’a plus le choix maintenant, notamment avec le changement climatique. Mais comment va-t-on faire en sorte que les classes défavorisées aient accès aux produits bio, locaux, de saison, puissent se loger, etc., de manière durable » ? Le coût de la transition est toujours mis en avant par les politiques, qui opposent naturellement le social et l’environnement. Le donut est intéressant car il donne un cadre, des limites au sein desquelles il faut travailler. Dans ce sens, le donut est d’ailleurs plus un cadre conceptuel qu’une théorie économique. Il incite à mettre en œuvre, au travers d’outils de politique publique, des dispositifs qui ne soient pas séparés. On est dans une société où l’on a besoin d’avoir une pensée systémique, ce que l’on prône d’ailleurs dans le plan Sophia. Le donut amène ce cadre de pensée cohérent, qui n’oppose pas le social, l’environnemental et l’économique. En ce sens, il faudrait quelque part que les présidents de régions et/ou la première ministre fédérale soient en charge du développement durable. C’est cette personne qui doit faire les arbitrages entre les différents ministres. Pour cela, elle doit être au plus niveau de la hiérarchie politique dans un gouvernement.

Comment résoudre les tensions entre social et environnemental que vous évoquez, notamment au niveau budgétaire ?

A un niveau fédéral, il faut avoir des produits durables qui soient accessibles à des publics défavorisés. Ce qu’il faut faire est simple : l’économie et les règles du marché ultralibérales d’aujourd’hui sont conçus pour que les entreprises qui se développent le plus soient celles qui respectent le moins la législation sociale et environnementale. C’est beaucoup plus compliqué par contre pour les entrepreneurs durables, qui s’imposent des contraintes entrainant le plus souvent des prix plus élevés. On doit donc rétablir des règles du marché qui soient en faveur des entreprises durables, et en défaveur des entreprises nocives et hautement carbonées. L’une des propositions du plan Sophia est justement de travailler sur la fiscalité, d’avoir par exemple un ‘tax shift’ à destination des entreprises durables. Exemple concret au niveau fédéral : avoir une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) qui soit très faible pour les produits durables, et très haute pour les produits non durables. Au niveau régional, on est plus dans des politiques de revitalisation économique durable, par exemple à Bruxelles des initiatives portées par le programme Becircular de soutien à l’entreprenariat durable. Dans le cas d’Ecores, je peux citer les cas de la recyclerie sociale dans le bas de Saint-Gilles (accès à des produits circulaires dans un quartier défavorisé), d’un projet de hall alimentaire durable dans le même quartier, de la menuiserie sociale et circulaire ‘Hollywood’ à Mons, etc.

Si l’on reprend l’exemple de la TVA, comment s’affranchir des règles au niveau européen pour imposer ces changements ?

Nous sommes au courant qu’il peut y avoir des difficultés au niveau européen, c’est en effet un problème juridique à résoudre. Mais dans tous les cas, ce que l’on ne veut pas, c’est que les décideurs se cachent derrière ces règles européennes, une grande tendance au niveau politique. La manière de fonctionner de la Commission européenne est souvent de regarder ce qui se passe au sein des Etats, pour l’élargir à un niveau européen. Il est donc essentiel d’avoir des décideurs politiques belges volontaires, qui examinent jusqu’où le droit belge ou européen permet d’avancer, d’en faire une bonne pratique et de la communiquer à la Commission. Pour cela, il est important de créer des partenariats avec d’autres pays européens afin d’atteindre une masse critique.

Le plan Sophia et la coalition Kaya

Son nom signifie sagesse en grec ancien. Le plan « Sophia » est un plan de transition pour une relance durable de la Belgique après la crise du Covid 19. Développé par plus de 100 scientifiques et 200 entreprises durables (le ‘Resilience Management Group’), ce plan détaille plus de 200 mesures réparties dans 15 domaines, de l’alimentation à l’énergie en passant par la mobilité. Dans un contexte de crise économique qui n’en est « qu’à ses débuts », l’objectif est de construire une économie post covid plus résiliente face aux crises, en soutenant une transition écologique et sociale forte et ambitieuse. Les entreprises ayant participé à ce travail collaboratif font partie de la coalition Kaya, du nom d’un économiste japonais ayant développé une équation reliant les émissions de CO2 à des paramètres démographique, économique et énergétique. Face au défi climatique, cette coalition créée en 2019 plaide pour le développement d’une économie régénérative plus respectueuse des limites planétaires.

Qu’en est-il du plan Sophia ? Où en est-il et quelles sont les possibilités d’alliances au niveau européen justement ?

Le plan Sophia, comme la coalition Kaya, n’est pas financé. Il a donc été très compliqué de le produire dans un contexte de confinement et ce de manière collaborative, entre des centaines d’entreprises et d’académiques. Après l’avoir produit, nous contactons maintenant les décideurs politiques. Nous n’avons pas encore trop exploré les possibilités d’alliances, notamment européennes (à l’exception des contacts avec un mouvement d’entrepreneurs sociaux en France nommé le Mouves). Mais il est très important de rassembler les entrepreneurs pour porter une voix commune au niveau européen. Dans tous les cas, on a besoin d’une autre voix que celles des fédérations classiques (FEB, UEW, UCM, etc.) pour représenter le ‘patronat’ : celle des entrepreneurs de la transition. En Belgique francophone, nous sommes 2000, en pleine croissance, et nous avons donc droit aussi au chapitre.

Quelle a été la réception du plan Sophia par les politiques que vous avez rencontrés ?

Nous avons été très bien accueillis et cela pour plusieurs raisons je pense. Premièrement, les politiques sont ébranlés avec cette crise, comme tout le monde. Cela offre des opportunités car les gens se remettent en question et ont moins de certitudes. C’est donc le moment de venir avec un message alternatif. Deuxièmement, on a cette particularité, au sein du ‘Resilience Management Group’ à l’origine du plan Sophia, d’allier la connaissance de terrain des entrepreneurs avec l’expertise de nos scientifiques, parmi les meilleurs en Belgique en matière de transition. Troisièmement, nous sommes venus avec une posture constructive. Je ne suis pas contre les formes de radicalité, mais dans le contexte actuel de gestion de crise, aller vers les politiques de manière confrontante est contre-productif. Enfin, nous avons utilisé une méthode collaborative, ce qui a été pour eux un bon exemple de manière de travailler. On sent que les hommes et femmes politiques d’envergure, ceux et celles ayant une vraie vision, réalisent combien la crise Covid n’est qu’un coup de semonce, et qu’avec des menaces telles que le changement climatique, on va vers quelque chose de bien pire. Ils se rendent donc compte combien il faut tirer des leçons de tout cela.

À quelles oppositions peut-on s’attendre de la part des partisans de la « vieille économie » ?

Si l’on voit l’ultralibéralisme comme un animal, il est blessé et donc agressif. Je redoute fort que l’on reparte dans un ‘business as usual’. Et j’ai une deuxième crainte, plus personnelle, qui touche d’ailleurs au chapitre ‘transition intérieure’ du plan Sophia. C’est ce que l’on fait de notre relation à la Nature. Je reconnais que le confinement et le télétravail ont été intéressants en matière de mobilité. Mais n’oublions pas que le problème essentiel du monde actuel, philosophiquement parlant, est la dissociation entre l’Homme et la Nature. Or ce qui s’est passé a renforcé notre dépendance à la technologie. On a moins besoin de technologie que d’humanité. Nous avons besoin de renouer des liens avec des êtres humains et avec la Nature, et pas se retrouver derrière des écrans. J’ai donc assez peur de cette forme de banalisation du télétravail.

Qu’en est-il de la tendance à la relocalisation et des risques d’appauvrissement des pays et populations du Sud?

L’un des messages de cette crise est la souveraineté. On voit actuellement les limites des chaines de valeur mondialisées, qui sont peu résilientes aux chocs. Il y aura toujours de la mondialisation. Mais il ne faut pas pour autant en perdre notre souveraineté, que ce soit aux niveaux national, régional ou local. Notre projet avec Ecores de production locale de masques durant la crise sanitaire est un exemple de relocalisation permettant de récupérer une part de souveraineté, dans ce cas-ci au niveau sanitaire. Les pays du Sud doivent également récupérer la leur, avec ou sans l’aide d’ONGs, et ce dans une série de secteurs fondamentaux, tels l’énergie ou l’alimentation. Un autre problème majeur selon moi est la privatisation de la coopération. De plus en plus d’entreprises, de fonds financiers font de la coopération, mais avec des intérêts économiques privés. Le risque est que les pays du Sud perdent davantage encore leur souveraineté et que l’on rentre dans des logiques encore plus orientées vers l’économique, au détriment du social et de l’environnement. On a besoin de faire gérer les biens communs par des autorités publiques, par l’Etat, par la collectivité au sens large.