Introduction
On ne peut nier que le sujet est du commerce mondial un peu plus sérieux et ennuyeux qu’un film de Woody Allen. Mais il n’en est pas moins important car il influence la vie et l’avenir des citoyens du monde ainsi que des générations futures. Nous allons tenter dans les lignes qui suivent de vous éclairer quelque peu sur des termes tels qu’APE, GATT, SPG, TTIP, ISDS,… Ces acronymes pour le moins jargonneux, à dessein sans doute, correspondent à différentes déclinaisons de ce l’on appelle des accords de libre-échange (ALE). L’objectif de cette analyse est d’expliquer les principes et le contenu de ces ALE, afin d’examiner les liens qu’ils entretiennent avec les questions de développement, et plus particulièrement la manière dont ils peuvent impacter les politiques sociales et environnementales. Formulé sous forme de questions – réponses, cet exercice fait partie d’un travail avec un groupe de bénévoles dont le but, plus large, est d’analyser, prendre position et se mobiliser autour des accords commerciaux ultra médiatisés que sont le TTIP (« Transatlantic Trade and Investment Partnership », traité UE – USA) et le CETA (« Comprehensive Trade and Economic agreement », traité UE – Canada).
Quelles sont les principales caractéristiques du commerce international de nos jours ?
Le commerce – l’activité économique d’achat et de revente de biens et de services – mondial a beaucoup évolué ces dernières années / décennies. En même temps qu’une intensification des volumes, il a vu un profond changement des zones de production ainsi que la nature même des produits échangés: de nos jours, la plupart proviennent de firmes multinationales1 qui décomposent les différentes étapes de production en différents lieux, en fonction de leurs avantages comparatifs. Exemple : fabrication dans les pays à faible coût du travail (du Sud le plus souvent), tandis que l’innovation, le marketing (et donc la valeur ajoutée) sont généralement conduit dans les pays riches / industrialisés. Le résultat est que près de 80% des échanges commerciaux s’expliquent aujourd’hui par des échanges de biens intermédiaires et de composants industriels entre les maillons d’une même chaîne de production. Autres conséquences, le « rattrapage » effectué par une série de pays émergeants, « pays usines » comme la Chine ou de services comme l’Inde, ainsi que la forte croissance du commerce Sud-Sud2. Le tout s’est accompagné d’une croissance continue des échanges au niveau mondial. Cette croissance s’est cependant brutalement interrompue avec la crise économique de 2008 (elle est aujourd’hui quasi nulle en dollars constants)3.
Qu’est-ce qu’un accord de libre-échange (ALE) ?
Le dictionnaire du commerce international nous en donne la définition suivante : « Un accord de libre-échange est une entente entre deux (accord bilatéral) ou plusieurs (accord multilatéral) pays, pour faciliter les échanges commerciaux entre eux. Cette entente se caractérise généralement par une diminution ou la suppression des barrières à l’échange à l’intérieur d’une zone ou entre plusieurs zones : barrières tarifaires (comme les droits de douane) et barrières non-tarifaires (comme les formalités administratives) ».
Les ALE sont donc des mécanismes permettant d’augmenter les échanges de marchandises et de services entre deux espaces économiques. Aujourd’hui, ce type de traité porte essentiellement sur les barrières non-tarifaires, car les droits de douane sont devenus très faibles à l’échelle mondiale: de 50% il y a une cinquantaine d’années à environ 5% aujourd’hui4. Fin 2013, on comptait par contre plus de 30.000 obstacles techniques au commerce et normes sanitaires dans le monde5. C’est pourquoi les principaux accords commerciaux actuellement en négociation, tel le TTIP (« Transatlantic Trade and Investment Partnership » en anglais), visent la « convergence réglementaire », c’est-à-dire l’harmonisation des normes.
Comment fonctionne le commerce mondial aujourd’hui ? Les règles commerciales sont-elles les mêmes pour tout le monde ?
En théorie oui. Elles sont définies au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), feu le GATT (« General Agreement on Tariffs and Trade » en anglais). Ce dernier, entré en vigueur en 1948, avait pour mission non seulement de définir ces règles, mais également d’abriter les négociations commerciales entre pays membres, en vue de promouvoir la libéralisation des échanges6. Créée à l’issue du 8e round de négociation multilatérale en 1994, l’OMC est une sorte de GATT institutionnalisé et renforcé :
- Elle compte 161 pays membres en 2015 (contre 23 à l’origine).
- Elle est la première organisation internationale véritablement contraignante, puisque dotée d’un Organe de Règlement des Différends (ORD), chargé de juger les cas de concurrence déloyale et d’entrave à la liberté de commercer.
- Son champ d’application est fortement élargi : commerce des marchandises comme le GATT, mais également services, droits de propriété intellectuelle, agriculture, etc.
L’OMC est aujourd’hui très affaiblie. Les négociations, dites de l’agenda de Doha, ont en effet été suspendues en 2006, du fait de nombreuses divergences Nord-Sud : les pays développés poussent pour la libéralisation des secteurs des biens industriels et des services, tandis que les pays en développement (PED) veulent un meilleur accès aux marchés des pays riches pour leurs produits agricoles et leurs textiles, tout en ayant la possibilité de protéger leur agriculture et leurs industries naissantes7. Un accord a bien été obtenu en décembre 2013 à Bali, mais cet accord ne porte que sur 10% de l’agenda de Doha8.
Le commerce est-il aujourd’hui principalement multilatéral ou bilatéral ?
En conséquence de cet enlisement du cycle de Doha et de l’affaiblissement de l’OMC, les ALE sont progressivement devenus bilatéraux ou régionaux. On a ainsi assisté durant la dernière décennie à l’explosion de ce type d’accords. Au 15 juin 2014, l’OMC en recensait 585, dont 379 en vigueur9. A elle seule, l’Union européenne (UE) a signé ou est en phase de négociation pour des ALE avec plus de 130 pays du Sud.
Comme l’indiquait déjà Oxfam International en 200710, le principal problème de ces ALE provient des rapports de pouvoir qu’ils instaurent : d’un cadre multilatéral, dans lequel les PED et pays émergeants peuvent s’allier et négocier (relativement) plus facilement, ils passent à un rapport d’un (ou quelques-uns) contre des blocs commerciaux surpuissants. Négociés secrètement, ces accords permettent donc souvent aux pays les plus industrialisés de forcer les négociations en leur faveur, notamment sur les secteurs sensibles tels que l’agriculture.
La montée en puissance du bilatéralisme s’explique également par l’orientation très libérale des pays occidentaux, en particulier l’UE. L’échec des négociations multilatérales a conduit l’ancien commissaire au commerce Peter Mandelson à analyser les facteurs de compétitivité de l’Europe et à poser les bases d’une stratégie d’ouverture commerciale extrêmement libérale. Dénommée « Global Europe »11, cette stratégie vise à ouvrir les marchés étrangers à l’aide d’ALE, afin de favoriser l’implantation des entreprises européennes et plus globalement, la croissance et l’emploi. 12. On assiste donc à une « partie d’échecs » entre grandes puissances, entre particulier « the West » (USA et UE) « against the rest » (surtout les émergeants, en particulier la Chine), pour tenter de s’assurer des zones d’influence économique et politique13.
Les ALE bilatéraux et régionaux sont-ils compatibles avec les règles de l’OMC ?
A première vue, la clause dite de la « nation la plus favorisée » (NPF)14, qui stipule que les avantages commerciaux accordés par un membre de l’OMC à un autre membre de l’OMC sont directement étendus à tous les membres, n’est pas respectée.
L’article XXIV du GATT crée une dérogation à cette clause NPF, en autorisant des accords commerciaux entre pays, à la condition qu’ils soient regroupés sous forme d’union douanière ou de zone de libre-échange et qu’ils libéralisent entre eux l’essentiel des échanges commerciaux.
Une deuxième exception à la clause NPF est la clause dite d’habilitation, qui permet par exemple à l’UE d’accorder des préférences commerciales non-réciproques et positivement discriminatoires à l’attention des PED. C’est le système de préférences généralisées (SPG), qui inclut l’initiative spéciale pour le développement durable et la bonne gouvernance (SPG+) et l’arrangement spécial pour les pays les moins avancés “Tout Sauf les Armes” (SPG-TSA)15.
Un accord d’investissement est-il différent d’un accord commercial ?
Comme son nom l’indique, un accord d’investissement concerne plus spécifiquement le cadre réglementaire protégeant les investissements faits par une entreprise dans un pays tiers. Exemples de garanties: obligation d’indemnisation dans le cas de mesures privatives de propriété (ex. nationalisation du pétrole), recours à un arbitrage international de règlement des différends entre investisseurs et Etats (le fameux ISDS dans le cas du TTIP16), clause de la nation la plus favorisée (afin de prévenir toute discrimination), etc.
Les accords d’investissement sont souvent présentés comme à bénéfices réciproques : via une protection juridique accrue, les intérêts des investisseurs sont garantis et leur accès aux marchés améliorés, tandis que les pays tiers voient les investissements directs étrangers (IDE) affluer, ce qui leur permet en théorie d’améliorer leur compétitivité et leur insertion dans le système commercial international17.
Même s’il existe des accords d’investissement autonomes, la plupart sont aujourd’hui insérés au sein d’accords commerciaux, dits « mixtes », reflétant en cela les liens de plus en plus étroits entre commerce et investissement dans l’économie mondiale. De manière similaire au cycle de Doha, l’échec en 1998 des négociations autour d’un accord multilatéral sur les investissements (AMI) a entrainé la multiplication des accords bilatéraux et régionaux (plus de 3000 conclus actuellement)18.
Conclusion
On le voit, le paysage commercial mondial s’est beaucoup complexifié avec l’enlisement du multilatéralisme. Plus particulièrement, la multiplication des ALE, conjuguée à leur technicité, rend leur contrôle démocratique très difficile.
En dehors même de l’influence disproportionnée des lobbys d’intérêt privés dans les négociations, cela constitue en soi un problème très important : ces accords deviennent en effet de plus en plus vastes et concernent un nombre croissant de domaines très concrets pour nos concitoyens (en particulier dans le cas des accords mixtes, qui intègrent aspects commerciaux et d’investissement).
Si l’on prend le cas des ALE négociés par l’UE, seule la Direction Générale (DG) Commerce est impliquée dans les négociations, alors qu’en théorie, on pourrait exiger d’y intégrer les DG Emploi, Environnement, Culture, etc.
De ce point de vue, le bruit médiatique et politique qu’auront suscité les négociations sur le TTIP (dû en grande partie au fait que l’UE se retrouve cette fois-ci en position de faiblesse et donc en danger, contrairement aux accords avec les pays du Sud, généralement conclus dans la plus grande indifférence) auront au moins eu le mérite de relancer le débat sur le commerce mondial et la forme que nous souhaitons donner à la mondialisation.
Le défi est donc de pouvoir élargir un maximum le débat. Cette analyse est une modeste pierre à cet édifice en construction, de même que le groupe de travail de bénévoles Oxfam sur le TTIP qui en découlera.
Patrick Veillard
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