Quels sont les principaux enjeux dans le secteur du VSM en Belgique aujourd’hui ?
Un premier enjeu est celui de la collecte, plus précisément la densification du maillage des bulles (Ndlr : principaux lieux de dépôt et de collecte des vêtements usagers, voir encadré). Il n’y a pas de problème en Wallonie, mais dans une zone urbaine aussi dense que Bruxelles, nous sommes à seulement 50% de l’optimum (qui est d’environ une bulle de 2m3 pour 1000 habitants). Cela a plusieurs conséquences, notamment un service citoyen non optimal et une perte de ressource pour nos membres. On constate par ailleurs que les bulles existantes sont surexploitées, ce qui cause de nombreux problèmes de propreté publique et amène les communes à vouloir les enlever. C’est un peu le serpent qui se mord la queue…
La collaboration avec la grande distribution est un autre enjeu important, en lien avec cette question de la collecte. Certains acteurs pourraient potentiellement déstabiliser le modèle économique du réseau des bulles mis en place nos membres. On a par exemple le cas d’H&M, qui collecte du VSM dans ses magasins et le revend à Soex, un acteur privé basé en Allemagne. C’est un manque à gagner pour la Belgique en terme d’emplois, mais c’est aussi un flux d’approvisionnement qui échappe aux acteurs de l’économie sociale3. Il faudrait donc que le système de bulles existant puisse être réfléchi en bonne intelligence avec ces marques, qui veulent redorer leur image et attirer du monde en magasin. C’est l’une des raisons pour lesquelles un groupement d’intérêt économique européen a été créé, le TESS4, afin de coordonner les collectes de différents membres en Europe et agir comme interlocuteur unique auprès de marques telles que Timberland, The North Face ou Patagonia5.
La question de la fin de filière éthique constitue un autre défi. L’idée est que le vêtement collecté mais invendu en Belgique (Ndlr : ce que l’on appelle la fripe de second choix, envoyée et vendue dans le Sud6) soit éthique jusqu’en bout de filière. De ce point de vue, la stratégie des membres du TESS est d’accompagner la création de structures d’économie sociale sur place, par exemple en Afrique ou en Europe de l’Est, en respectant un certain nombre de critères. Les critères wallons n’étant pas toujours transposables en l’état7, ils doivent donc être adaptés au contexte local. Cela a donc donné lieu à une réflexion au sein du secteur sur ce qui est de l’ordre de l’acceptable ou de l’obligatoire8. Au-delà des collaborations avec des structures déjà existantes, telles que les associations Baobab au Burkina Faso ou la Fripe éthique au Sénégal, le TESS accompagne plusieurs projets au Ghana, au Bénin et en Uruguay.
Le vêtement de seconde main (VSM), kezako ?
Le principe premier du VSM est l’allongement de la durée d’usage du vêtements par la réutilisation9, dans une approche d’économie circulaire10. En deux mots, l’idée est de donner les vêtements que l’on considère usagés (ou que l’on ne souhaite plus porter) à une ou des structure(s) spécialisée(s) dans la collecte, le tri, la revente, l’export et la gestion des déchets. Prenons l’exemple de la filière de l’économie sociale :
- La collecte se fait le plus souvent via des bulles à textiles réparties sur l’ensemble des communes du pays (ex. 4233 en fédération Wallonie-Bruxelles pour les membres de Ressources). Véritable service de proximité, elles permettent de récupérer environ la moitié des textiles mis sur le marché11. Mais leur fonctionnement optimal nécessite un maillage important du territoire et des emplacements bien étudiés. De plus, la part élevée (et croissante) de textiles de mauvaise qualité et d’ordures ménagères déposés dans les bulles nécessite d’éduquer le grand public à une bonne utilisation de ces équipements12. Certains acteurs, tel OMM, acceptent les dons sur site. L’apport y est contrôlé, ce qui garantit une meilleure qualité de collecte et un taux important de réutilisation.
- Après transport, le VSM est ensuite l’objet d’un tri. Celui-ci est souvent effectué par des employés en réinsertion dans un centre de tri spécialisé (à l’exception des plus petites structures, tels les magasins OMM de nouveau, où le tri se fait directement en magasin et par des bénévoles). De ce tri, résultent différents flux13:
- 5% sont réutilisés en moyenne (i.e. revente dans des magasins spécialisés) en Belgique (vêtements propres, en bon état et au goût du jour, communément appelés « crème » par les acteurs du secteur).
- Environ 55% vont à l’export, dans la filière fripe de second choix, via des grossistes ou directement auprès d’ONG partenaires (d’économie sociale). Une partie de ces flux provient des invendus en magasin.
- 25% font l’objet d’un recyclage (chiffon d’essuyage, rembourrage et effilochage).
- Enfin, 15% sont des déchets ultimes (incinération avec récupération de chaleur). Cette part inévitable de la collecte des textiles usagés a un coût pour l’entreprise qui doit payer pour s’en débarrasser, d’où l’importance de la qualité des dons. Terre évalue le seul coût de gestion de ses déchets à 130€ la tonne, sans y inclure les coûts de collecte et de tri. Cela correspondrait à un coût total de 700.000€ par an pour l’ensemble des entreprises d’économie sociale14.
En 2016, les entreprises d’économie sociale sur l’ensemble Wallonie-Bruxelles ont collecté 26.500 tonnes de textiles usagés. Cela correspondait à l’emploi de 900 équivalent temps plein et 4200 bénévoles, la formation de près de 500 stagiaires en insertion et le maintien d’un réseau de 140 boutiques de seconde main15.
La fast fashion n’entraîne-t-elle pas une baisse de qualité des approvisionnements ?
Tout à fait, on observe une baisse de la qualité, une part croissante de vêtements de type Zeeman ou Primark étant conçus pour ne pas durer. Cela a un impact en terme de réutilisation, même si les retours sont différents d’une structure à l’autre : Terre indique clairement une baisse de qualité par exemple, tandis que Les Petits Riens, qui ont un taux de réutilisation très élevé16, ne semblent pas affectés.
Que peut-on faire pour lutter contre cette forme d’obsolescence programmée ?
Il faudrait pouvoir davantage travailler sur l’écoconception des produits, dans une logique d’économie circulaire. Mais Ressources et ses membres n’ont aucune prise dans ce domaine. Nous réfléchissons donc aux possibilités d’utiliser ces vêtements autrement que via la réutilisation. Un exemple est la logique de ‘remanufacturing’, qui consiste à utiliser des produits en fin de vie comme ressources pour fabriquer de manière industrielle des produits identiques, nouveaux ou plus performants. Nous n’en sommes qu’aux prémices et le modèle économique doit encore être démontré, mais on pourrait imaginer la fabrication d’emballages (de quincaillerie par exemple) à partir de t-shirts usagés. Dans ce domaine, Ressources peut jouer un rôle de force de proposition, de coordination de projet (pilote) ou encore en matière de recherche de financements.
Quelle est la position du secteur face au boom de l’économie circulaire depuis quelques années ?
Le fait de tant parler d’économie circulaire fait pas mal rire nos membres car ils en font depuis 80 ans… Mais nous sommes beaucoup consultés sur ces matières, principalement à Bruxelles pour l’élaboration du programme d’économie circulaire Becircular. Nous avons ainsi proposé toute une série de mesures reprises dans le programme actuel. Nous sommes donc une réelle force de proposition, les régions s’étant bien rendu compte que les membres de Ressource sont des pionniers en matière d’économie circulaire. Nous remontons les idées de terrain aux régions, afin qu’elles soient entendues et que cela amène des financements et/ou des projets pilotes. Après, il faut faire attention à ce que ces opportunités ne soient pas récupérées par des acteurs à moindre value sociale, ou que notre expérience ne soit pas correctement capitalisée.
Solid’R, le label éthique des entreprises d’économie sociale actives dans la réutilisation et le recyclage
La présence dans le secteur du seconde main d’opérateurs privés, parfois sous un couvert pseudo-humanitaire, est une source de confusion pour le grand public. Ainsi, la société anonyme Curitas, l’un des plus anciens collecteurs privés sur le territoire belge, est bien souvent confondue avec l’asbl Caritas, alors qu’il n’existe aucun lien entre les deux organisations17. C’est pourquoi la Fédération Ressources a mis en place le label Solid’R afin de distinguer les entreprises qui s’engagent au respect volontaire de règles éthiques et solidaires et à leur contrôle par un organisme indépendant (Forum Ethibel). Ces règles les amènent notamment à offrir des emplois aux travailleurs de faible qualification, ou encore de réinjecter entièrement leurs marges dans des objectifs sociaux ou humanitaires. En 2017, 14 entreprises étaient membres de Solid’R : De Bouche à Oreille, La FolFouille, Les Petits Riens, Oxfam -Solidarité, Oxfam-Magasins du monde, La Poudrière, La Ressourcerie le Carré, Rouf-Centre d’Entraide de Jette, Rezippons la terre, SalvatoriaansHulpActie, WereldMissieHulp, Apides, Le Goéland et Terre18.
Observe-t-on un impact de la revente en ligne, de type e-bay ou Le bon coin, sur votre secteur ?
Les deux modèles co-existent depuis déjà un certain temps et le secteur VSM classique reste malgré tout dynamique. A chaque fois qu’un nouveau magasin ouvre, il fonctionne. Les Petits Riens ont investi l’année passée dans une série de magasins à Bruxelles qui tournent bien. Le marché est toujours porteur car beaucoup de gens n’ont pas encore fait le pas de la seconde main textile. Le secteur est donc de manière générale en bonne santé, même si le marché international de la fripe est assez fluctuant et que l’on observe une baisse de la collecte, cf. le problème du maillage des bulles déjà évoqué.
Les élections communales à venir représentent-elles une opportunité, sur cette question de bulles ou autres ?
Oui, nous prévoyons d’ailleurs une action en fin d’année avec les candidats fraichement élus des communes bruxelloises afin de mieux les informer des possibilités d’action. Nous avons également publié un mémorandum, au moment de la rédaction des programmes des partis, pour sensibiliser les candidats aux enjeux du secteur. Nous y proposons diverses solutions, notamment pour résoudre ces problèmes de propreté publique et de maillage19.
Quelles sont les autres difficultés rencontrées par les membres de Ressources ?
Un autre enjeu important est celui du recyclage textile. Les débouchés dans ce domaine sont pour le moment fort peu nombreux. Pour l’ensemble de nos membres, les 25% de la collecte qui partent en recyclage constituent une partie déficitaire de leurs flux. Aujourd’hui, ces matières sont soit cédées gratuitement, soit revendues à des prix dérisoires, du type 100€ la tonne. Cela ne permet pas à nos membres de couvrir leurs coûts de collecte et de tri. Il y a beaucoup de projets européens qui tournent autour de cette thématique, par exemple le projet Retex, dont Ressources est partenaire20. Mais rien de concret pour l’instant.
Pour quelle raison ?
La multiplication des vêtements multifibres est un vrai problème. On est là sur une question d’écoconception de nouveau, il faut pouvoir fabriquer un vêtement qui n’entraine pas d’impossibilité totale de recyclage ou un coût délirant de séparation des fibres. Techniquement, il existe des processus mécaniques et chimiques permettant de fabriquer des sous-produits. L’industrie automobile constitue actuellement l’essentiel des débouchés, notamment pour les rembourrages des sièges de voiture ou l’insonorisation, en utilisant des mélanges de fibres compactées et non tissées. Trouver des filières de recyclage rentables pour nos membres est donc un objectif important pour Ressources.
Voit-on apparaitre de nouveaux modèles de distribution du VSM, à l’exemple du ‘Factory shopping’ de Terre ?
Il existe de nombreux modèles différents, en fonctions des spécificités et positionnements de chaque organisation. Le modèle de ‘Factory shopping’ de Terre, que l’on pourrait assimiler à de l’outlet ou magasin d’usine, est assez particulier et représente du VSM bas coût21. Les Petits Riens, le plus gros acteur du secteur en Belgique, ont quant à eux conservé le concept de boutique classique, en multipliant les points de vente comme évoqué plus haut et en travaillant un côté plus chic. Ils ont également ouvert récemment une boutique de vêtements spécialisés (de cérémonie, robes de mariés, etc.) et une autre pour bébés (‘baby paradise’). Comme Terre et Oxfam Solidarité, ils ont par ailleurs des magasins ‘vintage’22. Enfin, certains acteurs, tel Oxfam Solidarité, font de la vente en ligne de leurs meilleurs produits. Mais on peut se poser des questions quant à la rentabilité du modèle de vente en ligne, étant donné les coûts associés de main d’œuvre ou de logistique.
Que penser du VSM d’Oxfam-Magasins du monde et son modèle de collecte, de tri et de vente en magasins, par des équipes autogérées de bénévoles ?
On constate que les principaux autres acteurs du VSM en économie sociale (Terre, Les Petits Riens, Oxfam Solidarité) évoluent vers un modèle différent, axé sur la centralisation du tri et l’optimalisation du processus. Le modèle d’OMM permet le circuit le plus court possible et est relativement rentable du fait que des bénévoles gèrent la majorité de l’activité. Peut-être qu’OMM aurait une épingle à tirer dans la création d’emplois, l’insertion professionnelle ayant une aura intéressante, notamment auprès des régions. Mais chaque modèle se décline selon la finalité sociale de la structure. L’action sociale de Terre par exemple est axée sur la réinsertion socio-professionnelle, donc tous leurs bénéfices sont réinvestis dans la création d’emplois, sans bénévoles ni articles 60. Chez OMM, le VSM constitue avant tout une ressource pour son activité de commerce équitable et son mouvement.
Conclusions et perspectives
On le voit, même si le secteur du VSM de l’économie sociale est dynamique en Belgique francophone, de nombreux défis restent à relever. En matière de collecte, une piste de travail importante est un plaidoyer accru auprès des communes afin qu’elles augmentent le nombre de bulles et résistent aux sirènes du secteur privé. Ce dernier disposant de moyens beaucoup plus élevés, notamment en termes de lobbyistes, il est essentiel de sensibiliser les politiques pour qu’ils privilégient les bulles labellisées Solid’R, à forte plus-value socio-environnementale. Une sensibilisation importante doit également être menée auprès des citoyens, afin d’améliorer la qualité générale des dons. Les déchets ultimes, de même que le recyclage, représentent en effet des coûts importants et croissants pour les opérateurs. De ce point de vue, le développement de filières de valorisation du textile recyclable constitue une piste à explorer plus en avant. De manière plus générale, ce secteur de plus en plus attractif nécessiterait d’être davantage régulé. Un exemple d’action positive est l’arrêté du 23 avril 2009, qui a permis d’éradiquer peu à peu les fausses bulles et le porte-à-porte illégal en Wallonie23. Une autre piste pourrait être de plaider pour une inscription dans la loi des critères de l’économie sociale. L’européanisation en cours du label Soldi’R, i.e. l’adaptation et l’extension de ses critères à plusieurs Etats membres de l’Union européenne, pourrait de ce point de vue donner du poids au secteur et favoriser de tels changements législatifs en Belgique francophone.
Patrick Veillard
Chargé thématique textile
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