L’enjeu le plus crucial de notre siècle est sans doute de réduire les inégalités croissantes tout en préservant l’habitabilité de la planète (climat, biodiversité). Autrement dit, de faire de la transition écologique un outil de justice sociale et de la justice sociale un moteur de la transition écologique. Mais quelles formes concrètes ces politiques intégrées peuvent-elles prendre ? Et quels rôles le commerce équitable peut-il jouer dans ce contexte ?

Fin du monde, fin du mois, même combat
L’articulation des enjeux sociaux et environnementaux dans les politiques publiques : quelles sources d’inspiration pour le mouvement du commerce équitable ?

« Fin du monde, fin du mois, même combat ». Ce slogan ne provient pas d’un manifestant mais de Nicolas Hulot, à l’occasion de la crise des gilets jaunes fin 2018 en France1. Quelques mois après sa démission fracassante du gouvernement d’Emmanuel Macron, l’ancien ministre de la Transition écologique et solidaire résumait ainsi en une formule choc l’enjeu sans doute le plus crucial de notre siècle : réduire les inégalités croissantes2 tout en préservant l’habitabilité de notre planète face aux nombreux dépassements du ‘système Terre’, en particulier le changement climatique et la perte de biodiversité3.
Un défi que la chercheuse britannique Kate Raworth a popularisé ces dernières années de manière imagée via le concept du donut. Selon elle, la fameuse pâtisserie américaine en forme d’anneau est le symbole d’« un espace sûr et juste pour l’humanité » : un « plancher social » délimite les éléments essentiels pour une vie digne (alimentation, santé, éducation, etc.), tandis qu’un « plafond environnemental » correspond à la pression maximale que l’humanité peut exercer sur les systèmes vitaux de la Terre (écosystèmes, climat, etc.) sans mettre sa survie en péril4. Comme le résument les auteurs d’une étude très médiatisée sur les mesures à prendre en matière de climat5 : « la problématique écologique, mais également la décroissance, constituent un cadre dans lequel on doit s’inscrire impérativement, puisque de toute façon nous allons toucher aux limites du système actuel. Il faut penser un système démocratique et social dans ce cadre écologique déterminé ».

« La bonne nouvelle », indiquait le militant écolo Cyril Dion dans une récente tribune du journal Libération, « c’est que la raison pour laquelle la planète est dévastée est la même que celle qui provoque les délocalisations, l’esclavage moderne dans les usines ou la montée des inégalités : le système capitaliste dérégulé » 6. L’analyse est partagée par Florent Compain, président des Amis de la Terre France, pour qui la crise sociale et la crise climatique « sont les deux faces d’une même pièce, celle d’un système guidé par la recherche du profit, qui concentre les richesses au sommet et détruit les écosystèmes »7.
La quadrature du cercle ‘social + environnemental’
Si le constat d’un ennemi commun semble relativement consensuel, les solutions sont, comme souvent, plus difficiles à faire émerger et surtout, à implémenter. Plus particulièrement, l’équilibre des mesures politiques, c’est-à-dire l’arbitrage entre social et environnemental, s’apparente souvent à une quadrature de cercle.
La crise des gilets jaunes en est une bonne illustration. Pour rappel, elle est partie d’une hausse de la taxe sur le carburant qui se voulait un moyen d’orienter les usagers vers une mobilité plus durable, tout en contribuant au budget de la transition énergétique. En réalité, il a vite été clair que la hausse des taxes bénéficierait quasi-exclusivement au budget général de l’État8, qu’elle serait inefficace en termes de réduction de l’usage automobile9 et surtout, qu’elle affecterait principalement les habitants des zones périurbaines et rurales, les plus dépendants à la voiture et souvent les plus précarisés10. Ainsi, une mesure se voulant écologique s’est révélée profondément inégalitaire et a suscité, en réaction, un mouvement social qui aura fortement ébranlé le pouvoir (jusqu’alors ‘jupitérien’ et ‘mitraillant’ les réformes). Evidemment, cette taxe n’est qu’un évènement cristallisateur d’une crise beaucoup plus profonde, résultat de politiques sociales, fiscales et culturelles oppressives. Par ailleurs, face aux accusations d’égoïsme et d’indifférence à l’avenir de la planète, de nombreux gilets jaunes ont indiqué bien vouloir payer des taxes, pour autant qu’elles soient redistributives et mieux réparties11.
Quoi qu’il en soit, cette crise illustre à quel point il peut être difficile de mettre en œuvre des politiques de protection de l’environnement sans tenir compte des questions sociales, et vice versa. A l’occasion de cette crise ainsi que de bien d’autres, d’aucuns ont d’ailleurs parlé « d’écologie punitive », lui opposant des politiques davantage basées sur l’innovation et l’encouragement aux comportements vertueux12. D’autres acteurs, notamment issus du mouvement syndical, prônent une « transition juste ». Derrière le slogan « no job on a dead planet », cette démarche vise le renforcement mutuel des objectifs de protection sociale et de l’environnement. Autrement dit, à faire de la transition écologique un outil de justice sociale et de la justice sociale un moteur de la transition écologique13.
Dans le cas d’une politique écologique, cela signifie qu’elle doit être accompagnée de mesures sociales afin de la rendre acceptable par les plus pauvres, souvent les plus grandes victimes des inégalités environnementales14. C’est ce qu’indiquait encore N. Hulot dans une récente intervention : « J’assume la taxe carbone, qui alourdit le prix des carburants et est dénoncée par les manifestants, à partir du moment où on la met en œuvre avec une dimension et un accompagnement dignes de ce nom »15. On touche là à des questions d’équité mais aussi de mise en œuvre de ces politiques, l’accompagnement social se révélant une condition le plus souvent indispensable à leur succès, en suscitant acceptation (voire adhésion) plutôt que rejet16.
Exemples de politiques de transition écologique et sociale intégrées
Dans l’optique de réduire la misère et « en même temps » éviter la catastrophe écologique (voire l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle17), des initiatives articulant mieux le social et l’environnemental sont donc indispensables. Mais concrètement, quelles formes les politiques de transition écologique et solidaire intégrées peuvent-elles prendre ?
Dans la mesure où l’essentiel de la pollution provient des plus riches (voir graphique), l’exercice politique ne demande pas nécessairement beaucoup d’imagination. Il existe en particulier de nombreuses opportunités en matière d’écofiscalité18. Seules 100 entreprises étant responsables de plus de 70 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, majoritairement des producteurs d’énergies fossiles19, on pourrait ainsi faire davantage peser la fiscalité carbone sur les entreprises les plus polluantes20. C’est notamment l’une des idées du ‘Pacte finance – Climat’ récemment lancé par l’économiste Pierre Larrouturou et le climatologue Jean Jouzel. Les deux scientifiques français proposent de financer un Fonds européen du climat et de la biodiversité (FECB) via un prélèvement sur les bénéfices (avant impôts) des entreprises opérant dans l’Union Européenne (UE). Cet impôt fédéral varierait entre 1 et 5%, en fonction de l’évolution du bilan carbone des entreprises, tout en exonérant les artisans et les petites et moyennes entreprises (PME). Son budget de €100 milliards par an serait alloué, entre autres, à des projets d’adaptation au réchauffement climatique en Afrique ou à des aides pour l’isolation des bâtiments en Europe21. A l’instar de différents députés français, on pourrait également imaginer un « impôt de solidarité écologique sur la fortune » (leur proposition concerne les fortunes de plus de 800.000€), afin de « financer la transition énergétique de manière plus juste »22. Ou encore, comme C. Dion le proposait encore récemment, « financer la transition écologique et solidaire grâce à la taxation des transactions financières ».

Un autre axe potentiel de politique consiste à stopper les subventions aux énergies fossiles, pour les réorienter vers des industries vertes créatrices d’emplois, comme le prône le mouvement ‘Divest-Invest’23. A ce titre, une récente étude du WWF démontre que l’État belge distribue encore chaque année au moins 2,7 milliards € d’avantages fiscaux pour les énergies fossiles dans les domaines de la mobilité (défiscalisation des voitures de société et absence de taxe sur le kérosène et les billets d’avion) et du logement (mazout de chauffage)24. Ce alors qu’une enquête réalisée par le SPF Santé Publique en 2016 montrait qu’une transition vers une économie à faibles émissions carbone pourrait générer 80.000 emplois nets d’ici 203025.
Dans le cadre de la transition justeévoquée plus haut, les mouvements syndicaux préconisent également toute une série de mesures en matière d’emploi (ex. reconversion des travailleurs, acquisition de nouvelles compétences, diversification économique des régions sensibles) et de protection sociale (ex. schémas de protection sociale au sein des industries à risque, conditions décentes et attractives dans les secteurs durables)26. Au travers de l’initiative ‘One million Climate Jobs’, un ensemble de syndicats et d’associations britanniques proposent ainsi l’instauration d’un Service National du Climat, qui prendrait en charge les travailleurs des secteurs devant fermer (ex. mines de charbon), afin de les ‘recycler’ au service de la transition écologique (énergies renouvelables, isolation thermique des bâtiments, transports en commun, etc.)27. Sur ce principe d’amélioration de l’environnement comme source d’emplois mais à une échelle plus réduite et locale, les régions de Bruxelles Capitale et de Wallonie ont mis en place au début des années 2010 des alliances Emploi – Environnement (AEE), principalement dans le secteur de la construction durable mais aussi dans l’eau, l’alimentation durable et les ressources et déchets28.
On pourrait encore citer des dizaines d’autres exemples de ce type de politiques, en projet ou en cours, notamment dans le domaine agricole29. S’il est impossible ici d’en faire tout le tour, on sent bien néanmoins qu’elles restent pour beaucoup à l’état d’ébauches, voire de vœux pieux. Les raisons, multiples, vont de la puissance des lobbys économiques au conservatisme du monde politique, en passant par les difficultés de conception et de mise en œuvre en comparaison de politiques plus ‘silotées’. Elles n’en restent pas moins indispensables. D’un point de vue éthique et d’efficacité comme on l’a vu, mais aussi en termes de cohérence, notamment avec les 17 objectifs de développement durable adoptés par l’ONU en 2015. Même s’il est aujourd’hui galvaudé et mis à toutes les sauces, le concept de développement durable reste pertinent dans sa dimension intégratrice parce qu’il souligne la nécessité de relever les défis de la pauvreté, des inégalités et de l’environnement de manière globale et simultanée30.
Quid du commerce équitable ?
Quelles leçons le mouvement du commerce équitable peut-il tirer de ce rapide tour d’horizon des politiques intégrées en matière de transition écologique et solidaire? Historiquement, le commerce équitable s’est construit comme un outil de développement basé sur l’équité des échanges commerciaux, afin d’améliorer les conditions de vie et de travail des producteurs et travailleurs marginalisés du Sud de la planète. Ses dimensions de sensibilisation et de plaidoyer en faveur d’un changement des politiques locales et (inter)nationales ont toujours été présentes mais, de manière logique, surtout au bénéfice d’un changement des règles et pratiques commerciales.
Malgré la relative absence de dimension environnementale, le secteur a connu à partir du début des années 2000 un fort verdissement, dans un contexte d’essor du concept de développement durable. Certains auteurs parlent même alors d’une « quatrième ère du commerce équitable »31, peu à peu intégré dans le concept plus large de commerce durable32. Des critères ou principes environnementaux ont ainsi peu à peu été inclus, notamment dans la définition FINE de 200133, dans les principes WFTO (Principe 10)34, dans les différents cahiers des charges de Fairtrade International35, ou plus récemment dans la Charte Internationale du Commerce Equitable36. Dans le même temps, les études d’impact environnemental se sont multipliées (ex. PFCE, Artisans du Monde)37, des labels historiquement biologiques ou environnementaux ont augmenté l’offre à la fois équitable et durable (ex. Ecocert Equitable, Naturland Fair), tandis que divers acteurs développaient une offre et un discours axés sur l’agriculture paysanne ‘Nord’ (ex. Ethiquable, Alter Eco, Oxfam-Magasins du monde)38.
Mais cette fusion progressive des logiques développementalistes et environnementales est restée relativement cantonnée aux pratiques et produits (plus particulièrement dans le domaine alimentaire). Le discours politique est lui demeuré, jusqu’à récemment, relativement ‘conservateur’. Il s’est longtemps concentré sur les questions commerciales, de concurrence, de rapports de pouvoir au sein des chaines de valeur, de revenu vital, ou encore de marchés publics. C’est somme tout logique, l’idée étant de se positionner et de s’expertiser dans un domaine précis afin d’avoir une certaine crédibilité auprès des décideurs. On peut néanmoins arguer que ce type d’approche pourrait contribuer à une forme de fragmentation du camp progressiste (syndicats, ONGs d’environnement, de défense des droits des femmes, etc.) face au discours et au modèle néolibéral dominant.
C’est probablement sur base de cette analyse, et dans un contexte d’urgence écologique de plus en plus pressant, qu’un certain nombre d’acteurs du mouvement équitable semblent adopter depuis quelque temps une approche plus intégrée et globale. On peut par exemple citer la récente campagne ‘The Fair Times’, coordonnée par le bureau Européen de plaidoyer pour le commerce équitable (FTAO) en vue des élections européennes de mai 2019. En plus d’une série d’organisations équitables européennes, cette campagne a réuni divers mouvements issus de l’économie sociale, de l’agriculture biologique et du développement, le tout autour d’un « agenda de production et consommation équitable et durable »39.
L’organisation mondiale du commerce équitable (WFTO) a également opéré récemment une ‘mue’, en développant un positionnement autour du concept de « mission-led organization », ou entreprise à mission. Selon la plateforme, les organisations équitables, de par leur objet social et leur gouvernance, sont particulièrement bien placées pour attaquer de front les questions sociale et environnementale. A l’opposé du modèle d’affaire conventionnel, uniquement orienté profits, elles mettent leurs bénéfices au service de leur mission, cette dernière pouvant intégrer d’autres approches que l’équitable (ex. économie sociale et/ou circulaire, agriculture biologique)40
Ces démarches sont intéressantes non seulement en termes de cohérence des messages, mais aussi de portée et d’efficacité. Elles permettent en effet au mouvement équitable de porter un message plus global (et donc rassembleur), d’offrir de nombreuses opportunités d’alliance et in fine d’atteindre une masse critique au sein d’un mouvement progressiste plus large. Cela pourrait lui permettre d’influencer de manière plus effective la conception et la mise en œuvre des politiques publiques, notamment au niveau européen. Dans le cadre d’une campagne à venir sur les questions de justice sociale et environnementale, nous examinerons dans de futurs travaux des exemples de pratiques (bottom-up) et politiques (top-down) qu’Oxfam-Magasins du monde, et plus largement le mouvement du commerce équitable, pourrait défendre et mettre en œuvre dans ce domaine.
Patrick Veillard
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