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Oxfam-Magasins du monde

Artisanats en transition : expérimenter de nouvelles formes de partenariats

Analyses
Artisanats en transition : expérimenter de nouvelles formes de partenariats
Si le commerce équitable reste plus que jamais d’actualité de par les engagements qui l’ont fondé, le modèle sur lequel il a été conçu ne répond plus suffisamment aux enjeux contemporains. Ce constat est d’autant plus criant pour l’artisanat équitable, qui enregistre depuis plusieurs années une baisse des ventes en Belgique et en Europe, ce qui se traduit par une réduction des opportunités de travail pour les artisanes et artisans. Revisiter le modèle du commerce équitable ne passe pas uniquement par la “modernisation” des produits ou des magasins : il faut prendre en considération tout l’écosystème d’acteurs et de services. La relation de partenariat, au cœur de cet écosystème, doit être centrale dans cette réflexion. Cette analyse rend compte d’une expérience inédite de collaboration entre artisans et designers du Sud et du Nord, et expose les pistes que cette expérience a fait apparaître pour envisager une reconfiguration des partenariats équitables.

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Introduction

L’urgence d’une transition vers des modèles de sociétés garants de la vie sur Terre fait bouger les lignes du commerce équitable. Ce dernier reste plus que jamais d’actualité de par les engagements qui l’ont fondé : pouvoir et gestion des communautés sur leurs projets de vie et économique, transparence sur les conditions de travail et les ressources environnementales employées dans les chaînes de valeur, réduction des intermédiaires commerciaux, redistribution des richesses…
Cependant il doit revoir ses règles du jeu. Le modèle sur lequel il a été conçu – et plus particulièrement dans sa version associative, qui repose sur un réseau de magasins comme on le trouve en Belgique -, ne répond plus suffisamment aux enjeux contemporains.
Ce constat est d’autant plus criant pour l’artisanat équitable, qui enregistre depuis plusieurs années une perte d’intérêt du public et une baisse des ventes en Belgique et en Europe, ce qui à terme se traduit par une réduction des opportunités de travail pour les artisanes et artisans situés à l’autre bout de la chaîne.
Or, revisiter le modèle du commerce équitable ne passe pas uniquement par la “modernisation” des produits ou de ses magasins, cela serait trop réducteur. La refonte de ce modèle de commerce alternatif doit prendre en considération tout l’écosystème d’acteurs et de services reliés ensemble par des accords de solidarités, une infrastructure, et les contraintes qui vont avec.
La relation de partenariat, au cœur de cet écosystème, doit être centrale dans cette réflexion. Comment repenser les relations de partenariat entre communautés productrices et organisations importatrices de produits équitables, à l’heure où les alternatives locales et éthiques se font de plus en plus nombreuses dans les pays dits du Nord ; à l’heure aussi où les frais de transports menacent de renchérir proportionnellement au prix du pétrole? Si le produit artisanal est l’objet de la transaction commerciale, le partenariat, dans un commerce équitable, va bien au-delà.
L’heure est venue d’expérimenter d’autres formes de partenariats. C’est ce défi qui a amené Oxfam-Magasins du monde, Aj Quen (Guatemala), le jeune collectif belge de design textile Macocoï, et l’OpenFab à Bruxelles, à se rassembler dans une collaboration inédite en mai 2018, dans le cadre bouillonnant de la Slow Fashion Fair (Oxfam Day)[1. https://www.oxfam.be/oxfamday/fr/].
Ensemble, les quatre organisations ont mis en place un laboratoire de trois jours visant à explorer les combinaisons possibles d’une rencontre entre artisanats textiles belge et guatémaltèque, entre savoir-faire traditionnel et techniques modernes. Cet exercice embryonnaire est porteur de précieux apprentissages pour poursuivre cette réflexion nécessaire par l’action l’échange et l’expérimentation. Voilà l’objet de la présente analyse. Elle retrace dans un premier temps le récit de cette rencontre interculturelle où le “faire” et l’échange de savoirs ont donné le mot d’ordre, pour dresser dans un second temps les conclusions de cette expérimentation, ses potentiels et ses limites, en vue de donner des pistes d’orientation pour envisager une reconfiguration des partenariats équitables dans un futur proche.

1. Le contexte

1.1. De l’urgence de repenser le commerce d’artisanat équitable

L’artisanat équitable fait face depuis une dizaine d’années à des difficultés multiples.
D’une part, l’offre d’artisanat équitable produite dans les pays dits du Sud ne semble plus rencontrer la demande. Elle ne correspond plus suffisamment aux attentes du public convaincu, et ne convainc pas ou peu un nouveau public potentiel que les organisations de commerce équitables cherchent à atteindre pour renouveler leur clientèle. Des études récentes démontrent combien l’artisanat équitable souffre d’une image associée à “l’ethnique” et au “bas de gamme”, du moins à l´échelle de la Belgique. Par ailleurs, le concept est encore perçu comme « exclusif » par une partie de la population belge de par les prix pratiqués dans le secteur, souvent plus élevés que les produits équivalents vendus dans des canaux conventionnels[2. Voir notamment les études 1) Attractivité des produits équitables non alimentaires et comportements d’achat (2015). Bureau d’étude Dedicated, récupéré le 13 avril 2017 de: http://befair.be/drupal_files/public/all-files/brochure/Rapport_QUANTI_complet_FR_FINAL.pdf;  et 2) Commerce Equitable d’Artisanat. Quels outils pour développer le secteur?, SAWB asbl: http://www.saw-b.be/Publications/RapportFinalInteractif.pdf.] [3. Vanwambeke Estelle, Artisanats, politiques de développement et commerce équitable: défis et perspectives par le prisme du design, 2017, p.19. Etude Oxfam-Magasins du monde en ligne: https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/etude/artisanats-et-commerce-equitable-defis-et-perspectives-sous-le-prisme-du-design/. Cette étude décortique les ambitions et contradictions du commerce équitable, par le prisme du design. Elle émet l’hypothèse que le design, et en particulier le design centré sur l’humain et l’environnement, peut apporter des réponses créatives aux limites auxquelles fait actuellement face le commerce équitable.]. Or, logiquement, les prix des produits équitables importés tendront à augmenter proportionnellement à la réduction des réserves de pétrole, et à la hausse conséquente de son prix.  Malheureusement, la baisse des ventes d’artisanat équitable enregistrée depuis les dix dernières années par les organisations européennes importatrices de commerce équitable se traduit par une réduction des opportunités de travail chez les artisanes et artisans partenaires à l’autre bout de la chaîne, comme le démontre le cas de l’association Aj Quen au Guatemala[4. Ibid. Pp 26-48.].
D’autre part, on voit émerger de partout un regain du secteur artisanal local et du Do it Yourself dans les pays d’Europe, encouragé par des acteurs et tiers-lieux de type Fab lab, Maker Space, ateliers partagés, notamment. Des projets se revendiquant de l’artisanat ou du design[5. Ibid. pp 8-9, pour une définition de l’artisanat et du design.], mêlant souvent les deux, font irruption ici et là dans le marché en pleine ébullition de la mode et de la décoration éthique, responsable, durable, circulaire. Ces projets offrent une démarche cohérente avec les enjeux contemporains de solidarité et de transition: valorisation et maintien d’un savoir-faire artisanal qui se traduit par des objets esthétiques et fonctionnels produits avec des matériaux respectueux de l’environnement, et souvent locaux. Ils trouvent leur clientèle chez les adeptes de la consommation locale et responsable (les locavores), en offrant une gamme de produits à forte valeur ajoutée : faible empreinte carbone -du moins dans les transports employés-, design attractif, collections uniques, lien renoué avec le concepteur et le producteur de l’objet[6. Ibid. Pp 8-9, pour une définition de l’artisanat et du design.].
Où se situe la plus-value de l’artisanat équitable dans le marché actuel de la mode et de la décoration éthique? Comment faire face à la perte d’attractivité d’un artisanat équitable “Sud”, confronté à la concurrence de projets innovants issus de l’artisanat et du design “Nord” ou local ?
Plusieurs réponses sont à envisager:

  1. Faire évoluer (« développer ») les produits d’artisanat équitable. Cette solution est celle à laquelle les organisations de commerce équitable ont traditionnellement recours. Mais elle n’offre qu’une réponse court-termiste si elle n’engage pas un transfert de savoirs sur les conditions du marché de la mode et de la décoration aux partenaires[7. Estelle Vanwambeke. Artisanats, politiques de développement et commerce équitable: défis et perspectives par le prisme du design,2017, pp 23-26. Oxfam-Magasins du monde.]. De plus, en se centrant sur le produit, cette solution n’offre qu’une réponse partielle au problème si elle ne s’accompagne pas d’un renouvellement de la stratégie de distribution. Nous l’avons vu plus haut, le problème doit être envisagé comme partie d’un système.
  2. Faire entrer progressivement un artisanat « Nord » (belges, européens) dans l’offre équitable existante. Cette solution s’est imposée comme une évidence pour Oxfam-Magasins du monde quelques années plus tôt dans le secteur alimentaire[8. Oxfam-Magasins du monde a par exemple ajouté à son offre une gamme de produits paysans du Nord à partir de 2013.]. En revanche, il a fallu attendre 2017 pour que la WFTO approuve officiellement l’entrée de partenaires producteurs (alimentation et artisanat) “Nord” dans son réseau global de commerce équitable. Cette solution enrichit l’offre d’artisanat équitable sur le marché de consommation, mais n’offre pas de solutions aux défis que doivent affronter les productrices et producteurs d’artisanat traditionnels venant d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine sur le marché de l’artisanat équitable européen duquel beaucoup dépendent. Ces derniers craignent une nouvelle concurrence entre artisanat équitable « Nord » et « Sud ». Cette crainte doit toutefois être nuancée par le fait qu’une concurrence existe déjà, notamment dans le secteur artisanal textile, entre producteurs asiatiques et latino-américains par exemple.
  3. Développer progressivement un marché de consommation équitable dans les pays des organisations partenaires. Ce commerce équitable Sud / Sud amènerait une autre manière de coopérer. Cette solution est non seulement idéale, mais nécessaire, afin de réduire les dépendances observées vis-à-vis du marché de consommation occidentaux. Il est d’ailleurs juste de se demander pourquoi une telle transition ne s’est pas produite avant.
  4. Développer de nouvelles formes de partenariats qui favorisent la coopération entre artisanes et artisans équitables des différents continents. Cela permettrait d’ouvrir et d’affranchir les partenariats au-delà de la relation producteur Sud / acheteur Nord, limitante pour les acteurs de l’artisanat, tant sur un plan économique que culturel. Cela contribuerait par ailleurs à revitaliser l’offre artisanale équitable dans une vision globale, en prenant en compte les enjeux économiques, techniques et technologiques contemporains.

Toutes ces pistes sont envisageables séparément, mais il serait bien plus intéressant de les aborder ensemble. En effet, elles ont chacune leur attrait, mais aucune ne saurait suffire à elle seule. Elles devraient par ailleurs s’accompagner de solutions nouvelles concernant la distribution de produits et la gestion des magasins associatifs par le bénévolat, notamment. Ce sont deux questions cruciales, même si elles ne sont qu’effleurées dans cette analyse, qui s’intéresse plus particulièrement à la dernière des pistes énoncées, à savoir les nouvelles formes que pourraient prendre les partenariats autour de la production artisanale, au-delà des frontières “Nord” et “Sud”.
Se poursuit ainsi la réflexion amorcée en 2016 dans l’analyse intitulée La Transition, ça passe par des échanges locaux[9. Récupéré le 06 août 2018 de: https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2016/12/17/la-transition-ca-passe-par-des-echanges-locaux-quels-liens-possibles-entre-commerce-equitable-et-artisanat-nord/#.W2gZptX7TIU] qui, déjà, interrogeait les liens possibles entre commerce équitable et artisanat local ou régional :
« L’ouverture du commerce équitable à l’artisanat Nord ne doit en aucun cas déplacer le soutien déjà porté aux organisations productrices du Sud, mais le faire évoluer, et pourquoi pas le réinventer.  Cela doit non seulement permettre de compléter et diversifier une offre de consommation équitable pour un public plus diversifié, mettant en valeur la spécificité et complémentarité des savoir-faire au Nord et au Sud, mais aussi être moteur de nouvelles formes de coopérations et d’échanges entre les partenaires des différents continents.
En ce sens, il serait intéressant de concevoir de nouvelles formes de partage de savoirs et d’expériences entre artisanes et artisans du Sud et du Nord, qui permettraient de renforcer leurs capacités de production et de distribution: la technique de confection ici, le design là, l’optimisation de la gestion des ressources dans une vision de transition, ou encore la création de gammes spécifiques. »
Il ne s’agit pas en effet de créer de la concurrence entre artisanes et artisans de la planète, mais de valoriser la complémentarité de leurs démarches et de leurs savoir-faire.
C’est la question qui a été au cœur de l’expérimentation menée entre Oxfam-Magasins du monde, Aj Quen (Guatemala), le jeune collectif belge de design textile Macocoï, et l’OpenFab.

1.2. L’émergence d’une nouvelle génération de designers et artisan·e·s engagé·e·s

On observe depuis quelques années une plus grande sensibilisation et une prise en compte de la situation environnementale dans les secteurs du design et de l’artisanat contemporain. Les raisons d’être de l’objet ne sont plus seulement esthétiques et fonctionnelles mais également pensées pour être durables dans le temps, et plus respectueuses de l’environnement. Dans ce contexte, une nouvelle génération de femmes et hommes designers développent une tout autre approche de la conception, plus consciente des enjeux sociétaux, qui va vers une optimisation de l’utilisation de la matière afin de limiter les pertes et l’empreinte écologique. En Belgique notamment, de plus en plus de designers ou artisans textiles développent des collections de produits éco-responsables qui mettent à l’honneur l’upcycling[10. L’upcycling consiste à transformer des matériaux ou des produits dont on n’a plus l’usage afin de les revaloriser. Ce faisant, on leur donne une valeur supérieure au matériau ou à l’objet d’origine.], le zéro déchet, les circuits courts, et la production locale. L’objectif de ces projets est d’aller progressivement vers une économie circulaire qui favorise la production de produits qui peuvent être facilement réutilisés, recyclés ou réparés.
Le projet Tapa Bench & Daybed réalisé par le duo de designers textiles Chevalier Masson et le designer de produit Erwin de Muer en est un bel exemple. Le tissu feutré qui recouvre la structure du banc en acier est fabriqué à partir de chutes de fibres provenant d’un atelier de tissage local situé en Belgique. Le studio de création textile « No more twist » basé à Bruxelles, composé de trois designers textiles a, quant à lui, fait le choix de développer des collections d’objets textiles (plaids, coussins…) en petites séries et entièrement réalisés en Belgique. Leurs produits confectionnés à partir de tissages jacquard en laine et soie de haute qualité leur permet de mettre en valeur le savoir-faire et la qualité belges.
Dans ce contexte, certaines structures se sont développées avec la vocation de promouvoir les créations des jeunes designers, et de les accompagner dans une démarche de durabilité.
A Bruxelles, Le Mad est une structure qui fait la promotion des jeunes talents dans le secteur de la mode et du design. Elle les encourage à aborder le design de manière durable et collaborative. Pour cela, elle a mis en place un programme de résidences : le Mad Lab, qui peut accueillir une quinzaine de designers de tous les secteurs du design durant une durée de deux ans. Il permet à ces derniers de développer leurs activités professionnelles dans une démarche consciente des problématiques sociales et environnementales. Grâce à ce programme, les jeunes designers bénéficient d’ateliers partagés mais aussi d’un accompagnement et d’un suivi de leur projet par des experts en éco-design. Le Mad Lab est un catalyseur d’innovation, un réel tremplin pour les jeunes qui souhaitent se lancer et aborder le design d’une manière responsable.
“Handymade in Brussels” est l’un des projets de résidence du Mad Lab qui est le fruit d’une collaboration entre différents acteurs bruxellois tels que le Mad Brussels, le designer Pierre Emmanuel Vandeputte, l’ASPH-Association Socialiste de la Personne Handicapée et l’Entreprise de Travail Adapté l’Ouvroir. Ils ont mis en commun leurs différents savoir-faire et expertises au service d’un projet de co-création. Ce projet est né d’une volonté de recycler et de donner une seconde vie aux bâches de chantier qui ont recouvert les bâtiments de la Grand place, le temps des travaux de restauration. Ainsi le designer Pierre Emmanuel Vandeputte a élaboré une série de sacs confectionnés à partir de ce matériau de récupération qui est revalorisé en un objet du quotidien. Chaque sac est une pièce unique, numérotée et réalisée à la main par des personnes en situation de handicap. Ce projet prône un design vecteur d’innovations sociales et environnementales.
Macocoï incarne cette nouvelle génération de collectifs de designers et artisans engagés vers d’autres manières de créer et produire, soucieux de proposer des solutions fonctionnelles, durables et esthétiques aux problèmes contemporains, dans des formes de travail basées sur la coopération. Ce jeune collectif textile a été créé en 2017, à la sortie de l’Académie Royale des Beaux-arts de Bruxelles. Il se compose de 7 designeuses textiles[11. Emilie Bouchez, Marine Frossard Razafy,Tannyna Kowalski-Ariane Livadiotis, Anne-Sophie Muller, Tania Nandance et Anaëlle Renault sont les co-fondatrices de MACOCOI.] qui ont mis en commun leurs compétences pour maintenir une dynamique de groupe et une énergie créative après l’école.
Le collectif Macocoï regorge de savoir-faire bien spécifiques qui apportent une vision plurielle et novatrice de la création textile contemporaine belge. Les 7 designeuses textiles ont développé chacune une réflexion singulière sur la manière d’appréhender la matière. Elles travaillent principalement le textile à travers différentes techniques comme le tissage, la sérigraphie, la découpe laser, la broderie, la teinture. Jumeler, superposer, fusionner diverses techniques de création, textiles ou non, aussi bien dans le champ du design que celui de l’art, tel est leur leitmotiv.
En réponse aux avancées technologiques, certains des membres du collectif revisitent l’artisanat aux moyen d’outils numériques. Leurs recherches explorent les possibilités que peut apporter la technologie aux techniques artisanales (découpe laser, tufting[12. Anglicisme traduisant le procédé semi-industriel pour réaliser un tapis. Cette technique consiste à  insérer un fil à travers un support textile à l’aide d’un pistolet à air comprimé. La fibre est ensuite fixée  à l’aide d’une enduction réalisée sur l’envers de la matière.]). Il en ressort que les outils numériques sont utilisés pour faciliter le processus de production et pour le rendre plus rentable et rapide. Ces nouveaux outils de production permettent de re-dynamiser les pratiques artisanales, de les rendre plus compétitives et d’ouvrir de nouvelles perspectives. Ainsi, les techniques artisanales traditionnelles évoluent en fonction des nouveaux enjeux sociaux et sociétaux.

1.3. De la nécessité pour les jeunes designers de s’insérer dans un réseau professionnel

Le collectif est un excellent espace pour mutualiser les ressources, diffuser les savoir-faire, partager les expériences, élargir les possibilités autour d’un projet, et se créer de nouvelles opportunités. Aussi la volonté de Macocoï a-t-elle été de se regrouper pour aller plus loin, et faire face ensemble à la difficulté de se créer un réseau professionnel, d’avoir de la visibilité et de la crédibilité hors des murs de l’école et de percer sur le marché de la décoration d’intérieur. En effet, en Belgique aussi, la distribution des produits d’artisanat reste une vraie problématique, comme ailleurs dans le monde. Cela s’explique par le fait que « les objets d’artisanat ou d’artisanat d’art relèvent d’un héritage culturel, d’un savoir-faire et d’une expression créative difficile à valoriser dans les circuits imposants de la consommation de masse. (…) Par ailleurs, pour les travailleurs de l’artisanat et des arts appliqués, il est souvent difficile de produire et de vendre en même temps, la vente relevant de connaissances bien particulières »[13. Estelle Vanwambeke, La Transition, ça passe par des échanges locaux. Quels liens possibles entre commerce équitable et artisanat Nord ? Analyse Oxfam-Magasins du monde du 17 décembre 2016 : https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2016/12/17/la-transition-ca-passe-par-des-echanges-locaux-quels-liens-possibles-entre-commerce-equitable-et-artisanat-nord/#.W3p70tX7TIU].
Les jeunes designeuses de Macocoï sont dans ce cas de figure. Elles viennent de se lancer en tant que professionnelles et leurs savoir-faire ne sont pas encore suffisamment reconnus du grand public et du réseau. Le choix de l’indépendance et le fait de ne pas être intégrées à une entreprise disposant d’un réseau établi rend plus difficiles la commercialisation et la distribution des produits issus de leurs recherches créatives.
Elles recherchent des collaborations avec des industriels et des entreprises dans l’optique de développer et de commercialiser ensemble des collections capsules d’objets textiles. Ce type de partenariat permet souvent aux jeunes designers de gagner en visibilité, en reconnaissance, mais aussi d’être confrontés à la réalité du marché.
Cependant, le type de partenariat dont MacocoÏ a besoin est celui qui reconnaîtra leur plus-value éthique et responsable, en plus des qualités techniques et esthétiques des matières qu’elles produisent. Les chaînes de distribution de niche, spécialisées dans l’artisanat et le design éco-responsable, l’économie circulaire et locale, etc. semblent propices, mais restent marginales en comparaison à la force de frappe des grandes chaînes du marché conventionnel, ce qui redouble leur difficulté.
Par conséquent, les magasins spécialisés restent le lieu privilégié de vente et de valorisation de l’artisanat et du design. Le réseau du commerce équitable pourrait-il jouer un rôle tremplin pour les artisans et designers “Nord”? Nous pouvons imaginer qu’une organisation de l’envergure d’Oxfam-Magasins du monde, forte de son réseau de près de 300 magasins de commerce équitable sur toute la Belgique, lieu par excellence de distribution de l’artisanat équitable, serait une vitrine incroyable pour des artisanes et artisans du Nord qui feraient écho aux critères du commerce équitable. Au-delà de la vente de produits, l’organisation pourrait-elle jouer également un rôle d’incubateur et de tremplin pour des projets d’artisanat équitable Nord, et Nord + Sud?
L’expérimentation relatée dans les chapitres suivants propose des arguments allant dans ce sens.

2. L’expérimentation

2.1. Le processus de recherche par expérimentation

En réunissant les collectifs d’artisanat belge Macocoï et OpenFab, et la coopérative guatémaltèque Aj Quen, la volonté était d’une part de mettre en dialogue un artisanat « moderne » (Macocoï et OpenFab) et un artisanat « traditionnel » (Aj Quen) pour réfléchir ensemble aux enjeux et difficultés partagés en lien avec le design textile, l’économie circulaire, les tendances des marchés. D’autre part, la volonté était de confronter leurs savoirs et techniques pour arriver à concevoir ensemble un matériau nouveau « hybride » ou tout au moins une esquisse qui réponde aux enjeux posés.
La priorité du workshop a été donnée à l’expérimentation car elle permet de mettre en place un terrain propice à l’échange, à l’ouverture et à l’interaction entre les pairs. Caractéristique des métiers de la création, la recherche par l’expérimentation rend possible une approche de la conception par la pratique, qui se construit progressivement en fonction des possibilités qu’offre la matière ou la technique utilisée. Ainsi, le processus de création n’est pas défini à l’avance mais se construit au fur et à mesure et en fonction des résultats obtenus. Ce sont les matériaux et les techniques qui guident intuitivement la recherche. C’est par une démarche expérimentale qu’il est possible d’amener de l’innovation car les restrictions disparaissent à un moment donné pour laisser place à un nouveau terrain d’exploration.
On retrouve cette approche expérimentale de la matière au cœur de la démarche du collectif Macocoï. Dans ses pratiques, le processus de création est un élément central. Se rendre compte du potentiel créatif d’une matière, jouer avec, et créer sa propre manière de l’exprimer. Le collectif devient un générateur créatif et prospectif où les idées circulent, s’entrechoquent et se mélangent. L’ouverture, l’expérimentation et le partage sont des valeurs qui les guident et les font évoluer dans leur travail de création.
La recherche par expérimentation, le partage des savoir-faire et le croisement des disciplines sont aussi primordiales dans la démarche du Fablab OpenFab créé par Nicolas De Barquin. C’est un fablab 100% indépendant qui mutualise les connaissances et compétences de chaque membre pour être un catalyseur d’innovation et de créativité. Dans ce fablab, les savoir-faire évoluent aussi par le partage et par l’expérimentation qui a lieu au sein d’une communauté.
Au regard des contraintes posées par le contexte (workshop de recherche-expérimentation d’une durée de trois jours, dont un jour de restitution), il était difficilement envisageable de développer un produit commercialisable. Aussi la recherche a été ciblée sur la matière textile, dans l’optique de repenser le tapis, un objet dont la mise en œuvre était envisageable dans le temps imparti.
La possibilité de recourir aux vêtements de seconde main d’Oxfam- Magasins du monde et aux chutes de textiles traditionnels d’Aj Quen a rapidement été une évidence. En effet ils sont facilement disponibles et en quantité suffisante, et leur utilisation n’engendre pas d’activité polluante. Ainsi, il était possible d’entreprendre une recherche généreuse au niveau de la matière, le temps investi étant ce qu’il y avait de plus coûteux. Par ailleurs, l’upcycling ou la revalorisation de matières non utilisées répondait à des enjeux d’économie circulaire posés en amont de la recherche. L’upcycling offre de plus une liberté appréciable dans la création car il n’y a pas ou peu de contrainte financière qui peut à un moment donné limiter la phase d’expérimentation.
Concrètement, les deux premiers jours de workshop se sont déroulés au sein du Fablab OpenFab pour avoir accès aux outils numériques et explorer les possibilités que peuvent apporter les nouvelles technologies aux techniques artisanales. Ces deux journées ont permis de réaliser une collection d’expérimentations textiles et d’élaborer un plus grand tapis qui réunit les différents savoir-faire belge et guatémaltèque.
Le contenu du workshop a été construit de façon horizontale en prenant compte des attentes de Marta Lidia Lopez, artisane textile chez Aj Quen, des équipes de Macocoï et d’Oxfam-Magasins du monde. Dès le début, il a été primordial d’élaborer ensemble l’organisation du workshop pour qu’il puisse répondre aux aspirations de toutes les participantes. De plus, cette expérience de co-design avait pour but de mettre en place une relation de réciprocité et équilibrée entre l’artisane d’Aj Quen et les designers textiles.
Durant la totalité du workshop, il y a eu un réel échange des parties prenantes tant sur le plan technique que culturel, notamment par la présentation de leurs différents savoir-faire et traditions culturelles. Elles ont eu l’occasion de partager leurs expériences, d’échanger sur leur méthodologie de travail et leurs connaissances autour du médium textile. Le dialogue et la prise de décision collective ont été de règle à chaque étape du workshop. La barrière de la langue a été contournée avec brio par le jeune designer Paulo Andreu, qui a assuré l’interprétariat en français et espagnol tout le long du processus.
Le workshop s’est déroulé en trois grandes étapes que nous développons plus bas :

  • Création d’un moodboard d’inspiration
  • Expérimentations textiles
  • Réalisation d’un prototype

2.2. Moodboard d’inspiration

Le workshop a débuté par la création d’un moodboard d’inspiration qui a permis de faire un état des lieux des différents types de tapis présents sur le marché et des tendances actuelles dans le secteur de la mode et de la décoration.

Ces références ont montré que le tapis contemporain n’est pas seulement confectionné selon la technique du tissage, il peut également être mis en forme selon différentes techniques artisanales d’assemblage de matières tel que le tressage, le nouage ou la broderie. Nous pouvons citer le projet écologique Re Rag Rug de Katarina  Brieditis et Katarina Evans qui à partir de chutes de l’industrie textile ont réalisé 12 tapis utilisant 12 techniques d’artisanat telles que la broderie, le tressage et le tricotage.

Il a été aussi relevé que le tapis peut prendre des formes différentes et ainsi s’éloigner de sa forme classique qui est généralement rectangulaire. Par exemple, la collection de tapis Mangas crée par la designer Patricia Urquiola pour la marque Gan propose de nouvelles formes, moins conventionnelles.
Cette étape a permis de nourrir la réflexion et de prendre connaissances des différents tapis déjà existants sur le marché.

Tapis Mangas Patricia Urquiola pour la marque Gan

2.3. Expérimentations textiles

L’expérimentation a commencé de manière libre en prenant la forme d’un laboratoire où chacune avançait par tâtonnements. Les participantes ont choisi une technique à expérimenter et elles ont élaboré différentes propositions d’échantillons textiles. Les couleurs avaient été sélectionnées en amont parmi les chutes de tissus existantes par l’équipe de Macocoï pour explorer une gamme qui soit suffisamment variée et colorée, capable de faire écho aux tonalités traditionnelles guatémaltèques et aux tendances actuelles du marché de la mode européenne.

Début de l’expérimentation textile

Expérimentation textile, technique : tissage métier à tisser

Expérimentation textile, technique : point noué

L’étape suivante a été d’exposer les échantillons et de les confronter afin de choisir une des pistes à développer collectivement et à plus grande échelle pour arriver à un premier prototype. Ce choix a donné lieu à un échange particulièrement riche autour des différentes techniques testées, des hybridations et adaptations possibles au regard des contraintes imposées par l’exercice. Chacune a pu amener une opinion, une idée ou une suggestion, faisant de ce choix l’exercice d’une concertation réellement participative.
Mise en commun des expérimentations textiles

Parmi toutes les expérimentations réalisées, la recherche en tissage a été sélectionnée pour ses qualités esthétiques mais aussi pour sa facilité et rapidité de production. L’échantillon de tissage propose un jeu entre le recto et le verso de la matière permettant de réunir au sein du même textile les tissus d’Aj Quen et d’Oxfam-Magasins du monde, créant ainsi un métissage entre ces deux « cultures » textiles (tissu traditionnel / seconde main).
Pour réaliser cette matière, les tissus ont été thermocollés ensembles afin de gagner en rigidité. Ensuite, les surfaces ont été découpées en bandes de même taille à l’aide d’une découpe laser pour ensuite être tissées à la main. La découpe laser a été utilisée dans le but de gagner en efficacité de production, en précision et régularité de découpe. Le tapis combine ainsi un travail manuel et numérique.
Thermocollage des matières d’Oxfam et d’Aj Quen

Découpe en bande des matières

Découpe des matières à l’aide d’une découpe laser

Cette étape a permis de cibler plus précisément la piste à approfondir pour la suite de l’expérimentation.

2.4. Prototype

Cette phase du processus a consisté à faire tous les ajustements nécessaires en matière d’échelle, de forme et de couleurs dans l’optique d’arriver à un premier prototype de tapis.
Plusieurs tests de largeur de bandes ont été effectués afin de trouver les bonnes dimensions.
Dans un second temps, les participantes se sont penchées sur la structure et la forme du tapis. Ayant des bandes de taille limitées, elles ont été contraintes d’exploiter l’idée de jonction de matières afin d’obtenir une surface plus grande. C’est pourquoi elles ont choisi d’utiliser un même module de tissage qui se répète afin d’obtenir une surface plus importante.
Elles ont enfin décidé d’utiliser la figure du losange car cette forme géométrique s’assemble bien et elle est aussi très présente dans la culture guatémaltèque. En effet dans la cosmogonie guatémaltèque, le losange représente les quatre points cardinaux de la Terre.
Pour arriver au tapis final, elles ont raccordé les surfaces de tissage par le biais d’un système d’entrelacs qui s’intègre bien à l’ensemble.
Concernant la gamme de couleurs du tapis, elles ont sélectionné des duos de tissu à tisser ensemble pour obtenir une harmonie colorée.

Production du prototype de tapis, technique : tissage main


Agencement et assemblage des modules en tissage

Prototype du tapis

Durant ce stade du processus de création, elles ont dû adapter la matière textile initiale en fonction des contraintes liées à son application, et trouver ensemble des solutions face aux problèmes rencontrés durant le cheminement de la recherche.

2.5. Les résultats du workshop

Cette recherche collaborative a été très enrichissante sur le plan humain et culturel : échange entre les artisanes et chercheuses des trois organisations, belle énergie créative et esprit d’équipe.
Du point de vue de la démarche et des savoir-faire, la complémentarité entre l’artisane d’Aj Quen et le collectif Macocoï a permis :

  • aux designeuses textiles d’insuffler à la recherche leur approche du design et leur méthodologie de travail par l’expérimentation sur la matière et la forme
  • de structurer le processus de création
  • de concevoir ensemble un prototype de matière qui réponde aux attentes du marché et aux enjeux actuels du commerce équitable et de la production artisanale (impact environnemental, économie circulaire, nouveaux modes de production)
  • à l’artisane d’apporter au projet son savoir-faire et sa maîtrise technique du tissage, ainsi que ses références culturelles.

Cette expérience de co-design a permis de mettre en commun les compétences de chacune dans l’optique d’amener le projet encore plus loin et de lui donner de la valeur ajoutée. Cette rencontre a réellement permis de mettre en dialogue des pratiques en apparences éloignées, et de les faire se rencontrer au sein d’une nouvelle matière.
Cependant, la difficulté majeure rencontrée lors de ce workshop a été la question du temps. En effet, l’expérimentation s’est déroulée sur une période limitée à deux jours, pour la présenter au grand public le troisième jour dans le cadre de la Slow Fashion Fair organisée par Oxfam.
Il était évident qu’avec cette contrainte de temps, les premiers balbutiements d’une recherche seraient amorcés, mais que cela laisserait peu de temps pour la développer en profondeur. Malgré cela, les chercheuses ont réussi à proposer une première esquisse de tapis qui conjugue leurs savoir-faire traditionnels et modernes. Pour pousser la recherche plus loin, il serait intéressant de réitérer l’expérience dans l’optique d’arriver à un produit commercialisable, et envisager par la suite de développer une collection capsule de tapis qui mettrait en valeur ce nouveaux type de collaboration entre artisans « Nord » et « Sud ».
La présentation des résultats de la recherche lors de la Slow Fashion Fair a permis de rendre compte au grand public et à Oxfam des nouvelles formes de collaboration possibles entre artisanats « Nord » et « Sud », « traditionnels » et « modernes ». Elle a aussi mis en lumière la richesse et tout le potentiel de leurs savoir-faire mis en commun.
Cette initiative a par ailleurs donné la possibilité aux jeunes designeuses textiles d’acquérir une nouvelle expérience en mettant en pratique leur expertise au service d’une recherche collaborative et interculturelle.

3. Vers de nouveaux partenariats d’artisanat équitable: pistes de réflexion

La recherche par expérimentation développée plus haut doit être analysée de manière prospective, c’est à dire dans ce qu’elle offre à voir, à entrevoir et à imaginer si elle était prolongée et si elle était répliquée à plus grande échelle, dans la perspective de reconfigurer les partenariats traditionnels du commerce équitable.
Par cette nouvelle démarche embryonnaire, Oxfam-Magasins du monde a ouvert la possibilité de se penser comme un acteur clé de la rencontre créative entre artisanats dits du « Nord », du « Sud », traditionnels et modernes.
Parmi les pistes esquissées plus haut, nous développons dans ce dernier chapitre celles qui nous semblent incontournables dans la réflexion stratégique d’acteurs comme Oxfam au service d’un renouvellement des partenariats dans le secteur de l’artisanat équitable.

3.1. Devenir un tremplin pour la création artisanale équitable

Dans le contexte actuel qui regorge d’initiatives innovantes en matière d´artisanat et de design basées sur des principes de circularité et de fonctionnalité, un partenariat avec le secteur du commerce équitable peut être un véritable levier pour la nouvelles génération d´artistes, artisans et designers engagés vers un modèle de société plus équitable et plus juste.
L’initiative proposée par Oxfam dans le cadre de la Slow Fashion Fair et de la visite de son partenaire de commerce équitable Aj Quen, rappelle le cas du projet “Hors Pistes” créé par les designers produits Amandine David et Marie Douel qui proposent des résidences collaboratives entre artisans et designers du monde entier. L’objectif de ce programme est de mélanger les cultures et d’encourager la transmission des savoir-faire entre artisans et designers d’ici et d’ailleurs. La première résidence s’est déroulée pendant un mois et demi à Ouagadougou au Burkina Faso en 2013. Là-bas, les artisans burkinabés, les designers, graphistes et photographes européens ont interrogé, renouvelé, détourné les techniques traditionnelles pour proposer les leurs. Les matières utilisées pour réaliser leurs objets proviennent des ressources propres au pays et s’inscrivent ainsi dans une démarche locale. De cette collaboration, de nouveaux produits ont vu le jour, tels qu’une collection de paniers Sinsi réalisés en tissage de fibre de palmier, ou encore “ toiture”, une toiture confectionnée à l’aide d’un assemblage de semelles permettant de se protéger du soleil et de la pluie.
Encourager ce type de rencontres entre designers et artisans du nord et du sud permet de proposer de nouvelles applications et d’apporter une autre vision aux techniques artisanales traditionnelles. Elle rend aussi possible la préservation de l’artisanat traditionnel qui risque de disparaître dans les années à venir. Chaque objet produit lors de la résidence incarne l’essence même de la rencontre entre les participants. L’humain redevient un élément central dans le processus créatif car c’est lui qui interagit dans un nouveau contexte culturel et créatif.
Une organisation comme Oxfam-Magasins du monde peut devenir fer de lance dans le renouvellement du commerce équitable et des relations de partenariat. Par la force de son réseau, l’organisation a la capacité d’ouvrir et de créer des espaces d’incubation, événements et journées d’études qui donnent de la visibilité aux femmes et hommes artisans et designers engagés dans l’innovation pour la transition et le changement social. Cette capacité sera d’autant plus renforcée si elle complète celle d’autres acteurs, comme nous le verrons plus bas. Elle peut devenir le tremplin, le levier de la création, et ce faisant nourrir sa réflexion sur la refonte de son modèle – actuellement en difficulté.
Dans le secteur industriel, d’autres acteurs ont su prendre le tournant et s’adapter aux nouvelles évolutions du marché en ouvrant leurs espaces à des tiers lieux ou à de nouveaux type de collaborations.
C’est le cas de l’entreprise française de bricolage Leroy Merlin qui a repensé son modèle économique en s’inspirant du mouvement maker. En effet, depuis plusieurs années, on retrouve chez les individus, un désir de faire, de fabriquer les choses par soi-même. Il y a aussi une volonté de produire, de travailler, et de consommer différemment. Ainsi Atelier Leroy Merlin, filiale de Leroy Merlin s’est associé à Techshop[14. https://www.usinenouvelle.com/editorial/avec-son-nouveau-techshop-a-lille-leroy-merlin-continue-de-surfer-sur-la-culture-maker.N531224], une entreprise américaine, pour ouvrir un nouvel atelier collaboratif à Lille qui comprend plusieurs machines industrielles pour le bois, le plastique et le textile. Cet espace est ouvert à tous et les machines peuvent être utilisées par tout un chacun après avoir suivi les formations requises leur fournissant un passeport. Cet atelier techshop cible une large clientèle de femmes et hommes ingénieurs, entrepreneurs, bricoleurs, artisans, artistes, particuliers. Ces espaces favorisent l’autonomie et l’autoproduction par l’appropriation des outils numériques. Ouvrir ce type de tiers lieux permet à Leroy Merlin de revitaliser son modèle économique et aussi d’impulser de l’innovation au cœur de son système. Cette idée se retrouve dans le propos de Stéphane Calmès, directeur du Techshop de Lille qui déclare : « Le but est d’être proche des gens qui innovent, des makers, qui peuvent nous donner des idées pour nos futurs produits, de s’inspirer des modes de travail collaboratif et de proposer à nos clients des services de personnalisation »14.
Toujours dans le domaine industriel, de nouvelles formes de partenariats commencent à se créer entre jeunes designers et industries dans l’optique d’innover et de bousculer les modèles de production existants.
C’est ainsi que le collectif Envisions et l’entreprise Finsa[15. https://envisions.nl/collections/wood-in-process/], spécialisée dans la réalisation de panneaux de bois en Mdf, collaborent ensemble. L’objectif de ce partenariat est de trouver de nouvelles applications pour la gamme de matériaux en bois de Finsa. C’est au travers d’une recherche sous l’angle de l’expérimentation que le collectif Envision arrive à amener de l’innovation. L’accent n’est pas mis sur le produit fini mais sur les possibilités découvertes lors du processus de conception. Les douze designers faisant partie du collectif ont été invités à intégrer les lieux de production de Finsa et ont eu l’opportunité d’interpréter de manière créative les processus de production industriels. La première phase de recherche s’est intitulée “wood in process”15 et présentait un éventail de matières qui s’inspirent des processus de production de l’entreprise. Pour la deuxième étape du projet, nommée “ wood in progress « , 6 prototypes ont été sélectionnés pour être adaptés à une production industrielle et devenir des produits.
C’est en mettant en place ce nouveau type de partenariat et en investissant dans la recherche qu’il serait possible de renouveler un modèle économique déjà existant.
Du côté associatif enfin, Les petits riens[16. https://petitsriens.be/] de Bruxelles s’intéressent à la tendance de l’upcycling et mettent aussi en place de nouveaux partenariats. Dans le cadre de la mission d’accompagnement du Chantier de la Chaussée d’Ixelles, Les petits riens sont un des partenaires de l’Upcycling Art et Design Tour[17. https://petitsriens.be/xl-upcycling-parcours-dartistes-a-ixelles/]. Cet appel à projet permet aux jeunes artistes, designers d’exposer leurs œuvres dans les 25 boutiques participantes de la chaussée d’Ixelles. Ce concours permet aux créateurs de gagner en visibilité mais aussi de dynamiser l’image des Petits riens. Pour produire leurs pièces, les artistes ont la possibilité de collecter leur matière première directement au centre de tri. A la fin de l’exposition, les pièces seront vendues lors d’une vente aux enchères et les bénéfices seront reversés aux artistes et aux Petits riens.
Que peut apprendre Oxfam-Magasins du monde de ces initiatives ? En quoi sont-elles inspirantes ? Que peut-elle apporter de différent ?
Le point commun entre toutes ces initiatives tient au fait de favoriser la rencontre et le partenariat entre des secteurs jusqu’ici éloignés : industriel vs artisanal, associatif vs artistique, traditionnel vs moderne. Il semble aujourd’hui incontournable de composer avec les artisans, les makers, les designers dans la revitalisation du tissu industriel et associatif.  Sans tomber dans l’instrumentalisation du design, il est nécessaire de se demander ce que cette pratique peut offrir dans la perspective d’un nouveau modèle économique et de partenariat du secteur de l’équitable. L’étude de 2017 intitulée Artisanats, politiques de développement et commerce équitable: défis et perspectives par le prisme du design, l’analyse de 2018 intitulée Le design ne sauvera pas le monde, mais peut (doit) accompagner les transitions, et aujourd’hui la présente analyse, posent les jalons de cette réflexion dans le secteur du commerce équitable. Oxfam-Magasins du monde a tout à gagner à s’allier avec des esprits innovants et créatifs pour faire face aux enjeux auxquels l’organisation est actuellement confrontée, à intégrer une démarche design dans ses réflexions vers la refonte de son modèle économique.
A l’inverse, il est crucial d’engager les acteurs locaux et régionaux de l’artisanat éthique et responsable dans une approche équitable. En effet les critères du commerce équitable sont universellement applicables: traçabilité de la chaîne de valeur, conditions de travail décentes et préservation des ressources environnementales, égalité de genre, etc. Les designers, artisanes et artisans locaux et régionaux ont tout à gagner en valeur ajoutée en intégrant les principes du commerce équitable à leur démarche créative et commerciale. Ce faisant, ils contribueront à renforcer les solidarités entre artisanes, artisans et designers à l’échelle globale.
En effet, de par ses modalités et son échelle, la production artisanale est vulnérable face à la production industrielle, peu importe que le pays soit du « Nord » ou du « Sud ». Pour Nicolas de Barquin, fondateur du fablab OpenFab, il est urgent et nécessaire de réfléchir aux mécanismes de protection du statut d’artisan. La coopération entre artisanes et artisans est un enjeu d’actualité pour lui. Une organisation comme Oxfam-Magasins du monde peut être l’alliée de la promotion de conditions de travail décentes pour les artisanes et artisans d’ici également.
Oxfam-Magasins du monde, qui a historiquement fait le pari d’un artisanat éthique et équitable de qualité, a une véritable place à occuper dans ce contexte. Par la rencontre expérimentale, l’organisation a confirmé que ce type d’initiatives permet aux jeunes designers ou artisan·e·s belges de gagner en visibilité et crédibilité d’une part, de promouvoir leurs savoir-faire d’autre part, et d’entrer en dialogue avec des pratiques artisanales en apparence éloignées.
Ce faisant, Oxfam-Magasins du monde a confirmé être en mesure d’apporter des réponses aux enjeux et problématiques posés dans le premier chapitre. Il n’est pas incohérent d’imaginer une réplique de cette expérience à plus grande échelle, de manière plus prolongée et accompagnée d’engagements commerciaux.
Seul bémol à ce scénario : il faut y mettre les moyens. Une expérimentation telle que celle montée entre Oxfam-Magasins du monde, Macocoï, OpenFab et Aj Quen nécessite d’être prolongée, dupliquée, multipliée pour amener des prototypes viables à long terme. Toute innovation requiert des investissements. Les personnes qui participent à la recherche par expérimentation doivent pouvoir être rémunérées. C’est cela aussi, la responsabilité d’une organisation qui se veut être fer de lance d’un commerce équitable renouvelé, créatif, flexible aux changements et aux urgences présentes et à venir. Repenser les formes et les partenariats du commerce équitable requiert de l’investissement à la création.

3.2. Travailler en écosystème élargi

La meilleure manière de faire face aux défis sociétaux énoncés tout au long de cette analyse, et au coût de la recherche et de l’innovation pour aller dans ce sens, est de faire le pari de la coopération. C’est bien là l’essence-même du commerce équitable, et Oxfam-Magasins du monde, en tant qu’association, a une longue tradition de coopération avec différentes organisations non lucratives de différents pays du monde pour ses actions d’éducation, commerciales et de plaidoyer.
Les enjeux nouveaux appellent à des collaborations nouvelles. Et le type d’initiatives développées dans cette analyse demandent de développer des coopérations avec des structures positionnées et actives dans le secteur de la mode, du design et de l’artisanat.

Les fablabs et maker spaces

Une coopération avec des laboratoires de fabrication numérique type fablab permettrait par exemple de développer des collections capsules d’objets textiles à plus grande échelle et aussi de mutualiser les ressources. En effet, les outils numériques permettent de mécaniser les techniques artisanales en donnent la possibilité aux artisanes, artisans et designers d’optimiser le temps de production dans l’optique de devenir plus performants. Ce nouveau type d’artisanat qui mélange savoir-faire manuel et numérique permet de produire des objets à des prix raisonnables, de dégager des revenus décents et de s’inscrire dans un modèle économique viable et plus rentable à long terme.
Le réseau des fablabs est largement répandu dans le monde entier. A Bruxelles, une dizaine de fablabs font partie intégrante du paysage urbain. Ces espaces privilégient le partage des savoir-faire et la mise en commun des connaissances. Ces tiers-lieux se réapproprient les techniques industrielles pour les distribuer localement et à échelle humaine. L’OpenFab, où le workshop a eu lieu, met à disposition plusieurs machines numériques telles qu’une découpeuse laser, des imprimantes 3D et une machine-outil à commande numérique CNC. Cependant, les fablabs bruxellois sont encore très peu équipés de machines dédiées à la pratique du textile.
En Belgique, le Centre d’Innovation du Textile[18. https://www.tio3.be/textiel-innovatie-centrum-fabric-lab/] situé à Renaix met à disposition un atelier équipé de plusieurs machines textiles comme la découpe laser, une brodeuse électronique, des machines à coudre industrielles et le matériel nécessaire pour faire de la sérigraphie. Des formations sont données pour chaque technique dans l’optique de devenir rapidement autonome.
Le TextielLab[19. https://www.textiellab.nl/en/], situé à Tilburg aux Pays Bas est un autre laboratoire de production dédié au textile qui permet aux designers, artistes, architectes de développer leur projet, leur collection à plus grande échelle. Cet atelier met à disposition plusieurs types de machines semi- industrielles tel qu’un métier à tisser jacquard, une découpe laser, une machine à tufter, un métier à tricoter tubulaire et rectiligne, une brodeuse électronique et plusieurs machines pour la passementerie. Pour développer leurs projets, les designers bénéficient d’un accompagnement technique et d’un suivi par les techniciens du textiellab. Pour avoir accès aux différents services mis en place par le textiellab il faut monter un dossier et passer un processus de sélection. Ce laboratoire de production textile donne la possibilité aux designers indépendants ou aux studios de création de passer d’une production artisanale à une production semi-industrielle et ainsi de s’inscrire dans un modèle économique plus solide.

Les plateformes et structures d’appui au design et à l’artisanat

Il serait aussi très enrichissant d’établir des partenariats avec des structures qui amèneraient une approche design au commerce équitable et ce dans l’optique de solutionner les nouveaux enjeux de société liés à l’environnement et au social.
Créer un partenariat avec le Mad Brussels permettrait par exemple de bénéficier de son expertise dans le domaine de la mode et du design mais aussi d’être mis en lien avec des acteurs de ces secteurs pour développer de nouvelles rencontres, de nouveaux projets pensés de manière plus globale et respectueuse de l’environnement.
Le Mad Brussels est une plateforme qui vise à accompagner les jeunes designers et stylistes pour leur permettre de développer leurs activités à Bruxelles et à l’international. Cette structure lance aussi des appels à projet qui permettent aux jeunes designers d’acquérir une visibilité, une expérience professionnelle, et de se créer un réseau. Elle peut aussi devenir la vitrine des créateurs en donnant la possibilité aux jeunes designers de proposer un projet d’exposition dans ses locaux.
Wallonie Design[20. http://www.walloniedesign.be/] serait également un partenaire idéal car il permettrait de mettre en lien les designers, entreprises, entrepreneurs de ce secteur.
Cette organisation renforce et favorise l’usage du design au sein des entreprises wallonnes et permet de redéployer leurs activités économiques. Pour cela, elle a développé et mis en place des visites d’entreprise, des workshops, des conférences, des appels à projet et des outils spécialisés. De par son réseau professionnel, cette structure, tout comme le Mad Brussels, permettrait de mettre en place de nouveaux projets collaboratifs entre designers et artisans ou entre designers et entreprises.

Boutiques spécialisées et pop-up stores

Par ailleurs, pour distribuer et commercialiser les collections capsules d’objets textiles issus de ce nouveau type de partenariat, il faudrait renouveler les canaux de distribution des organisations de commerce équitable. Il serait intéressant de s’appuyer sur des magasins spécialisés dans le design, qui ont une clientèle sensible à ce type de produit. Par exemple, la boutique Slow Machine située dans le quartier des Marolles à Bruxelles fait la promotion de la création textile artisanale. On y trouve des produits réalisés par des créateurs, artisans s’inscrivant dans une démarche éthique et durable. Dans le centre de Bruxelles, un magasin de décoration d’intérieur « Toit la maison de la maison » propose une large sélection d’objets, de mobilier, et luminaires de marques ou de jeunes créateurs. La Fabrika est également une boutique de design d’intérieur qui propose également un large choix de mobilier, luminaires et tapis. Ils organisent également dans leur espace des expositions et des évènements liés au design. Dans le cadre de Brussels Design September 2014, la Fabrika a invité la designer Caroline Gomez à réaliser une installation.
Il existe aussi des pop up store dont la caractéristique principale est d’être éphémère. A Bruxelles, du  9 au 31 juillet 2016, la marque belge Jinzu avait ouvert un pop store dans le quartier des Marolles. Cette marque met en avant les savoir-faire artisanaux. Cette boutique éphémère proposait une collection de tapis, coussins et poufs réalisés à la main et à partir de coton recyclés. Par leur caractère inédit, ces boutiques permettent de susciter l’intérêt d’un large public et ainsi de créer l’évènement. De plus, ce type de vitrine permettrait à une organisation comme Oxfam-Magasins du monde de tester temporairement de nouveaux types de produits.

Conclusions

Le secteur associatif du commerce équitable, avec son écosystème d’acteurs salariés et bénévoles, ses magasins, ses actions de sensibilisation, a historiquement été une vitrine pour une production artisanale réalisée dans les principes de justice sociale et de respect des différentes expressions culturelles. Il a traditionnellement appuyé les communautés artisanes marginalisées d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine. Les temps actuels et l’urgence d’une transition écologique et sociétale font émerger dans le spectre du commerce équitable de nouveaux enjeux et besoins de collaborations, notamment le soutien aux projets artisanaux locaux et régionaux. Il est crucial d’envisager d’accompagner les acteurs locaux et régionaux de l’artisanat éthique et responsable à adopter l’approche commerce équitable. Les grands principes qui dirigent cette dernière sont plus que justes et légitimes par les temps actuels, et complémentaires avec les enjeux d’économie circulaire et de design social. Les designers, artisanes et artisans gagneront en valeur ajoutée en les intégrant à leur démarche créative et commerciale.
Par l’expérimentation embryonnaire étudiée dans cette analyse, Oxfam-Magasins du monde s’autorise une réflexion dans ce sens, et va plus loin, puisqu’elle favorise la rencontre entre différents partenaires et acteurs de l’artisanat « Nord », « Sud », « moderne », « traditionnels ».
Prospectivement, il ne s’agirait pas de couper radicalement avec des décennies d’expérience et d’expertise en commerce équitable avec les partenaires dits du Sud sur le marché belge, ni d’évincer les produits Sud ou de créer de la concurrence entre artisanes et artisans de la planète, mais de valoriser la complémentarité de leurs démarches et de leurs savoir-faire, afin de renforcer leur modèle économique, et leur autonomie vis-à-vis des marchés. Il ne s’agirait pas non plus d’entrer en compétition avec des acteurs déjà actifs et reconnus dans le monde du design et de la mode, mais de jouer la complémentarité pour faire face ensemble aux défis sociaux, économiques et environnementaux à venir.
Aujourd’hui le design est en réelle mutation, il ne se limite plus seulement à la création d’objet. C’est un outil qui permet de renouveler en profondeur les modèles économiques en s’adaptant aux nouveaux enjeux sociétaux. En effet, comme nous avons pu le voir, cette discipline a pour objectif d’imaginer des réponses adéquates aux problèmes liés aux questions sociales et environnementales. La question du design se pose de plus en plus sous des formes plus engagées et responsables et permet de créer de nouveaux usages et services adaptés aux nouveaux contextes, aux nouvelles problématiques. Ainsi le design occupe une place centrale dans les processus de conception et sa démarche devient globale, empirique, innovante et créatrice de nouvelles valeurs.
Dans ce contexte, l’approche design semble opportune pour accompagner le renouvellement du modèle économique d’une organisation comme Oxfam-Magasins du monde vers un modèle qui s’adapte mieux aux tendances du marché et aux défis actuels de la société. Cela requiert de donner du temps à la recherche, à l’expérimentation et au développement de solutions innovantes, cela doit passer par de nouvelles collaborations avec d’autres acteurs venant, notamment, du secteur du design, de l’artisanat et de la mode.
Estelle Vanwambeke et Anne Sophie Muller