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De la critique du développement à l’essor du buen vivir, ou comment changer le modèle

Analyses
De la critique du développement à l’essor du buen vivir, ou comment changer le modèle
Tout comme le Nord, mais dans un autre contexte et en poursuivant des objectifs en partie différents, le Sud remet en question le concept de « développement » en raison de ses effets néfastes sur l’autonomie des peuples, sur la justice sociale et sur l’environnement. Dans ce cadre, le concept de buen vivir apparaît comme une alternative riche de sens et porteuse d’espoir. Une alternative qui entre en résonance avec les mouvements de la décroissance au Nord et avec les questionnements sur les rapports Nord-Sud.   
Cette analyse rend compte de trois articles – indépendants mais assez complémentaires – parus dans l‘ouvrage Changer le modèle ici et maintenant ? publiés par Alternatives Sud en septembre 2016.

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Le développement, c’est la résistance (Yash TANDON)

Pour Y. TANDON, malgré leur apparence scientifique, les théories économiques (marxisme excepté) partent toujours de présupposés qui profitent aux classes dominantes du monde occidental. Selon ces théories, le développement signifie la croissance et l’accumulation de richesses au profit des plus fortunés et la percolation d’une partie des bénéfices au profit des plus pauvres. Dans le modèle social-démocrate, la percolation est remplacée par une redistribution (taxation), mais les plus riches échappent généralement au fisc. Au final, comme l’a démontré l’OCDE en 2011, les écarts entre riches et pauvres continuent à se creuser, aussi bien au niveau mondial, entre les pays, qu’au niveau des individus, même dans les économies dites « égalitaires » (par exemple l’Allemagne, le Danemark ou la Suède).
Il est donc nécessaire pour le Sud (mais aussi pour le Nord) d’élaborer une théorie alternative du développement. Pour cela, Y. TANDON propose de s‘appuyer sur la pensée de Julius NYERERE, le premier président de Tanzanie. Pour NYERERE, le développement est un processus qui part de l’individu, de la communauté et de la nation et vise à permettre de mener une vie digne en libérant de la peur, du manque et de l’exploitation. « En résumé, le développement, dans son sens le plus large, consiste à satisfaire les besoins matériels et sociaux de base (essentiellement des personnes plus vulnérables) à travers un système de gouvernance démocratique et responsable devant le peuple et l’élimination des interventions impérialistes dans les sociétés en développement » (p.35).
L’impérialisme est un concept et une réalité que les Occidentaux, même sensibles à la cause de l’Afrique, éprouvent souvent des difficultés à reconnaître. Concrètement, les nations impérialistes, tout en se faisant concurrence entre elles, collaborent pour maintenir un système de production et de consommation basé sur l’exploitation des ressources (y compris la main d’oeuvre) du Sud. La forme actuelle de l’impérialisme est le néocolonialisme[1. Le néocolonialisme est la politique impérialiste développée par les anciennes puissances coloniales dans les pays du Sud au profit de leurs propres intérêts et de ceux de leurs entreprises.].
Un exemple de l’impérialisme européen est l’accord de Cotonou conclu en 2000, pour une durée de vingt ans, entre l’Union européenne et 79 pays africains, caribéens et du Pacifique (ACP). Un accord asymétrique qui met face à face, d’une part, les pays européens, parlant d’une seule voix et coordonnés depuis Bruxelles, avec un PIB par tête d’habitant de 20.000 dollars en 2009 – et d’autre part, les 79 pays ACP, parlant à plusieurs voix et dont le PIB se situait à la même époque entre 9000 dollars dans certains pays des Caraïbes et moins de 100 dollars dans les pays les plus pauvres. L’organe de coordination des pays ACP est situé à Bruxelles et est géré par l’UE, qui octroie un défraiement aux délégués des Etats qui participent aux réunions internationales. L’UE exerce des pressions incessantes, y compris par des voies non démocratiques (par exemple des relations personnelles) pour accélérer la signature d’accords de partenariat économique, même lorsque les populations dénoncent les effets probables de certains de ces accords sur les petits producteurs locaux.
Pour l’auteur, les dirigeants politiques « se bercent d’illusions lorsqu’ils croient que « l’aide au développement » ou les « investissements directs étrangers » les tireront de la crise du développement que connaissent leurs pays. Il est important de comprendre ce qu’est le capital, comment il est généré et quelle est sa fonction réelle. L’argent est un système de crédits et le capital est constitué d’économies réalisées dans le passé et utilisées pour augmenter la production. L’argent et le capital font de ceux qui en ont les maîtres et de ceux qui en sont privés, des esclaves. C’est aussi simple que ça » (p. 47).

Décroissance, après-développement et transition (Arturo ESCOBAR)

Pour A. ESCOBAR, anthropologue colombien, la multiplication des discours sur la transition reflète les crises écologiques, sociales et culturelles contemporaines et l’incapacité des institutions politiques et scientifiques à proposer des solutions. En décrivant les effets négatifs des modèles dominants (centrés sur l’individu, le marché, le capitalisme, la consommation, la séparation avec la nature), ces discours montrent le besoin de transformer la culture et l’économie et de se reconnecter les uns aux autres, ainsi qu’au monde non humain.
Ces débats peuvent être mis en parallèle avec les critiques du développement dans plusieurs parties du monde dès la fin des années 80. En effet, le développement commence alors à être perçu comme un discours d’origine occidentale, et ses hypothèses centrales – notamment la croissance, le progrès et la rationalité instrumentale – sont remises en cause, parfois de manière radicale. Le terme « après-développement » est créé pour désigner trois idées inter-reliées :

  1. la contestation de la centralité du développement dans la description des conditions de vie en Asie, Afrique et Amérique latine[2. Pour A. Escobar, le développement est un outil au service de l’occidentalisation. Cette vision du monde imposée par l’Occident aux pays du Sud détruit en fait les structures économiques, sociales, et mentales traditionnelles, en leur substituant comme unique projet de vie, l’accumulation matérielle sans fin, et comme unique projet de société la quête perpétuelle de la modernité et de la richesse matérielle. Ce développement se fait donc souvent au détriment de l’épanouissement de l’Être.];
  2. l’affirmation qu’il est possible de penser la fin du développement[3. Idem];
  3. la proposition d’aller chercher des exemples d’alternatives dans les pratiques des mouvements locaux plutôt que chez les experts.

Durant la dernière décennie, l’après-développement a commencé à avoir des effets pratiques en Amérique latine à travers les concepts de « buen vivir » et de « droits de la nature », ce dernier concept s’opposant notamment à l’extractivisme.

  • Le buen vivir se présente comme une vision « déséconomisée » de la vie sociale et une alternative au développement. Né de diverses luttes sociales (paysans indigènes, Afrodescendants, environnementalistes, étudiants, femmes, jeunes…), le buen vivir subordonne les objectifs économiques aux critères écologiques, à la dignité humaine et à la justice sociale. Il rejoint certains courants critiques de la pensée occidentale, comme la décroissance.
  • Le post-extractivisme remet en question les politiques d’extraction intensive des richesses minières, pétrolières et agricoles à grande échelle, politiques qui sont présentées comme les stratégies de croissance les plus efficaces par les modèles néolibéraux mais aussi par certains régimes progressistes.

Comment articuler ces remises en question dans le cadre du dialogue Nord-Sud ? Tout d’abord en évitant le piège qui consisterait à dire que le Nord a besoin de décroissance tandis que le Sud a besoin de développement pour rattraper les pays riches et satisfaire les besoins des pauvres. L’idée maîtresse est que l’économie doit être subordonnée au buen vivir et aux droits de la nature, et non l’inverse. Basé sur un modèle hautement destructeur des communautés et des écosystèmes, l’extractivisme ne peut, par définition, mener au buen vivir.
Les concepts de décroissance (au Nord) et d’après-développement (au Sud) constituent des imaginaires politiques orientés vers une transformation sociétale radicale. Tous deux reposent sur une critique du capitalisme, du marché et du développement, mais il existe entre eux des différences d’accent (par exemple : importance des théories postcoloniales dans l’après-développement, racines écologiques plus fortes pour la décroissance). Un point de convergence significatif entre eux est la relation entre l’écologie et la justice sociale, notamment la justice climatique.
Ils recourent à des pratiques partiellement différentes, la décroissance s’appuyant davantage sur un programme de recherche alors que l’après-développement met plus l’accent sur les rencontres (ateliers) non académiques associant militants et intellectuels. Il y a là place pour un apprentissage mutuel. Leur vision diffère aussi partiellement à propos des acteurs et des stratégies de la transition et de la mise en place de nouvelles institutions, qui font l’objet d’une réflexion plus soutenue du côté de la décroissance. Les deux écoles partagent par contre une préoccupation pour l’autonomie locale qui révèle une certaine prédilection pour l’anarchisme comme imaginaire politique.
Pour A. ESCOBAR, les discussions sur la décroissance et l’après-développement sont un signe d’espoir. Pour beaucoup de mouvements sociaux et de défenseurs de la transition, quelles que soient les formes que prendront les alternatives au développement, elles devront s’appuyer sur une remise en question de la croissance, de l’extractivisme et même de la modernité.

Alternatives au développement et processus de transition (Gerardo HONTY et Eduardo GUDYNAS)

Que tous les pays puissent accéder au développement – compris comme le niveau de confort, de technologie et de consommation des pays dits développés – est généralement considéré comme un objectif équitable. Or, pour G. HONTY et E. GUDYNAS, cet objectif est impossible dans le contexte des défis climatique et énergétique. En effet, les énergies renouvelables seules ne pourront suffire à satisfaire la demande globale d’énergie que cela représenterait. Inévitablement, des politiques conduisant à une réduction effective de la consommation d’énergie devront donc être mises en œuvre.
La notion de buen vivir offre un cadre à l’élaboration de nouvelles pistes pour aborder ce défi. En Equateur et en Bolivie, ce concept est reconnu par la Constitution et défendu par une partie importante de l’opinion publique. Les alternatives au développement orientées vers le buen vivir ne sont cependant pas aisées à concevoir ni à réaliser puisqu’elles rompent avec nombre d’idées reçues sur le développement. Ces changements ne pourront s’imposer du jour au lendemain : leur mise en œuvre devra être progressive. On parle ici d’un processus de transition.
Le terme de « décroissance », lié à une remise en question de l’industrialisation et du consumérisme, ne peut convenir ici car dans les pays du Sud, certains secteurs devront décroître, mais d’autres devront par contre se développer, par exemple les infrastructures d’éducation et de santé – ce qui générera une certaine croissance économique. Le processus de la transition doit être orienté vers une réduction progressive de l’utilisation des ressources non durables et une augmentation de l’utilisation de ressources renouvelables.
Concernant l’énergie, les auteurs proposent des mesures portant sur l’exploitation des gisements pétroliers dans les pays producteurs d’Amérique latine. Cette exploitation serait progressivement réduite, encadrée et contrôlée. La production restante sera orientée prioritairement vers la couverture des besoins nationaux et régionaux et l’excédent éventuel pourrait être exporté vers les pays voisins. La période de transition permettra de mettre en place des sources d’énergie renouvelable telles que l’éolien. Parallèlement, les besoins en énergie (transport, industrie, consommation résidentielle, etc.) feront l’objet de mesures importantes visant leur réduction.
Autre exemple de transition inspirée du buen vivir : pour mettre fin à la déforestation « extractiviste », les permis d’abattage devront être strictement limités et conditionnés à des programmes de reforestation. D’autres règles pourraient être appliquées pour promouvoir une utilisation productive des forêts dans leur état actuel.
Dans le secteur agricole, la production serait réorientée vers les marchés nationaux et régionaux, ce qui représente un changement considérable par rapport au système actuel centré sur l’exportation, où les produits les plus rentables chassent les autres. La transition vise à subordonner l’agriculture et l’élevage à la qualité de vie et à éradiquer les carences alimentaires au prix d’un désengagement sélectif de certains marchés mondiaux. Cela signifie la fin des monocultures d’exportation (soya) et de l’invasion des zones forestières par l’élevage, la promotion d’une production écologique peu émettrice de carbone, le choix de variétés nécessitant peu d’intrants, un recours limité aux machines, la polyculture, etc.
Pour les auteurs, « Ces changements ne sont pas uniquement de nature politique au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire centrés sur le rôle des gouvernements. Ils exigent des mutations culturelles considérables. (…) La transition se doit d’être profondément démocratique. Mais cela ne doit pas nous empêcher de reconnaître son urgence, son caractère essentiel et la nécessité de l’entreprendre au plus vite, afin d’être en mesure d’affronter le changement climatique » (p. 96).
Une conclusion qui convient aussi aux articles dont il est rendu compte plus haut. Les trois approches résumées ici apportent des points de vue différents mais des suggestions assez complémentaires pour une remise en question du concept de « développement » par le Sud comme par le Nord dans le contexte d’une économie mondiale dont le risque d’effondrement est de plus en plus apparent.
Conclusion
Les auteurs de ces articles se rejoignent sur l’importance de concevoir toute activité humaine dans les limites de son écosystème et dénoncent les risques du système économique dominant et du dogme de la croissance, tant au niveau social qu’environnemental. Leurs approches diffèrent à certains égards, notamment par rapport à l’exploitation des ressources minières ou à la manière de sortir du système actuel basé sur la croissance. Il est intéressant de constater à quel point ces réflexions sont actuelles et rejoignent une réelle inquiétude des scientifiques du monde entier quant à l’évolution du monde et à un risque d’effondrement[4. Voir la carte blanche d’universitaires, en lien avec la conférence « post croissance » organisée en septembre 2018 à Bruxelles : https://www.liberation.fr/debats/2018/09/16/europe-ne-plus-dependre-de-la-croissance_1679117 Voir aussi comme la collapsologie a suscité une nouvelle vague de recherches et de discussions dans le monde francophone autour du risque d’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle.].
Comment le commerce équitable pratiqué par Oxfam-Magasins du monde peut-il se « nourrir » de ces visions ?
Tout comme d’autres mouvements nés dans la mouvance de la solidarité Nord/Sud et de la décolonisation, Oxfam-Magasins du monde s’intéresse aux différentes alternatives qui remettent l’humain et l’environnement au cœur de l’économie, au Nord comme au Sud. Le commerce équitable est né avec la même volonté de contrer le néocolonialisme pratiqué par le monde occidental et le rôle néfaste des multinationales. Dans la vision du commerce équitable d’Oxfam-Magasins du monde, la dénonciation de l’économie néolibérale et de ses conséquences néfastes tant au niveau social qu’environnemental reste un élément central[5. Voir les campagnes « Une autre mode est possible », « Un autre super marché est possible », « derrière le code barre »… https://www.oxfammagasinsdumonde.be/campagnes/].
Par ailleurs, le commerce équitable constitue déjà, pour certaines communautés d’Amérique latine, un moyen de perpétuer les valeurs du buen vivir et d’une identité culturelle minoritaire. Ainsi, la plupart des artisans de notre partenaire CIAP au Pérou sont aussi des agriculteurs et perpétuent un savoir-faire en lien avec l’identité culturelle amérindienne et les valeurs de la « Pachamama », comme le témoigne Bertha Flores, une artisane qui a été présidente de l’association : « L’objectif principal de l’association est de commercialiser, valoriser et sauver les traditions ancestrales. (…) Nous avons beaucoup travaillé sur l’égalité de genre tout en prenant en compte le respect de la terre mère, de la Pachamama. Car pour nous, dans la logique andine, le respect mutuel est très important, la coexistence entre les humains et la nature, car c’est grâce à cela que nous sommes des êtres vivants [6. Témoignage issu d’un reportage d’Artisans du Monde, https://www.artisansdumonde.org/ressources/espace-multimedia/ciap]». En Equateur, notre partenaire Maquita a inscrit dans ses principes de base (principe 11) le respect de la « Pachamama » et développe un projet de tourisme autour de la gestion durable et équitable de l’agroforesterie et de la création de circuits touristiques pour découvrir le buen vivir dans la province de Napo (Amazone)[7. Voir http://maquita.com.ec/eng/proyectos/].
Le buen vivir, l’après développement, la décroissance, le mouvement de la transition, les supermarchés participatifs, les usines dites « récupérées »[8. Voir les exemples de Rimaflow à Milan et SCOP-TI à Marseille, où le souci de conserver l’emploi se conjuguent à une vision alternative et citoyenne de l’économie], autant d’alternatives dont pourrait s’inspirer le commerce équitable et les mouvements sociaux en général en vue de construire un monde plus juste et plus durable.
Il faut cependant se méfier du risque de récupération de toutes ces alternatives par le système dominant. Ce ne sont hélas pas les exemples de « green washing » ou de « social washing » qui manquent[9.Voir le prix pinocchio qui dénonce l’hypocrisie des entreprises face à la crise climatique : http://www.prix-pinocchio.org/]. Tout comme certaines multinationales ou la grande distribution se sont emparées du bio et du commerce équitable pour redorer leur image, au risque de niveler leurs labels par le bas, certains hommes politiques n’hésitent pas à « saupoudrer » leur discours d’un peu d’équitable ou de transition pour séduire leur public-cible. Ainsi, en Equateur, Rafael Correa a intensifié l’extraction de ressources tout en prônant le buen vivir. Et Carrefour, un des géants de la grande distribution, affiche aujourd’hui son ambition de devenir « le leader mondial de la transition alimentaire », alors que le modèle économique de la multinationale est aux antipodes de la Transition telle qu’elle a été pensée[10.Voir https://actforfood.carrefour.eu/fr/nos-engagements].
Véronique Rousseaux