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Oxfam-Magasins du monde

"Il faut prendre conscience qu’un vêtement bon marché est source d’exploitation"

Analyses
"Il faut prendre conscience qu’un vêtement bon marché est source d’exploitation"
Jeune organisation indienne de vêtements équitables, Mila a fait l’objet d’une campagne de financement participatif (« crowdfunding ») d’Oxfam-Magasins du monde en octobre 2017. L’objectif était de lancer une nouvelle gamme de t-shirts équitables et bio (fournis par Mila), tout en soutenant financièrement le développement de cette « nano entreprise » d’une dizaine de travailleurs. Dans cette interview, l’un des co-fondateurs de Mila fait le tour de l’histoire, des caractéristiques mais aussi des défis de son organisation.

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Girish G. Krishnan est le co-fondateur de Mila Fair Trade Clothing, une (toute jeune) organisation indienne de vêtements équitables. Mila a fait l’objet d’une campagne de financement participatif (« crowdfunding ») d’Oxfam-Magasins du monde en octobre 2017. L’objectif était de lancer une nouvelle gamme de t-shirts équitables et bio (fournis par Mila), tout en soutenant financièrement le développement de cette « nano entreprise » (comme il la décrit lui-même) d’une dizaine de travailleurs. Tour d’horizon avec lui de l’histoire, des caractéristiques mais aussi des défis de son organisation.
Comment Mila a-t-elle été créée ?
J’ai fait la rencontre il y a 11 ans de Stefan Niethammer, qui lançait à l’époque un business en Allemagne (« 3freunde ») d’importation de vêtements équitables. Je travaillais moi-même dans le négoce textile à Tirupur, une grosse zone de production dans le Tamil Nadu (Inde du Sud). Face aux difficultés d’approvisionnement en tissu biologique et équitable (notamment parce que les quantités minimales exigées pour une commande étaient généralement trop importantes par rapport aux projets), nous avons décidé en 2012 de créer ensemble notre propre organisation, Mila Fair Trade Clothing. Dès le départ, l’idée était de pouvoir fournir à des importateurs spécialisés de petits volumes de vêtements bio et équitables. Cette spécificité, ainsi que la qualité sociale des produits, les garanties fournies par nos labels et le service premium et personnalisé à nos clients, font de Mila un acteur unique sur ce marché. Personne d’autre ne fait cela, ce qui me fait penser que l’on est sur le bon chemin !
Pouvez-vous détailler cette qualité sociale ?
Dès le départ, nous avons fait 100% d’équitable et bio. Mila n’est pas une entreprise du conventionnel s’étant plus tard convertie. L’idée est d’avoir un haut niveau d’exigence, afin de créer une organisation exemplaire. Nous respectons tous les critères équitables, et sur certains points, allons même au-delà. En matière de salaires par exemple, nous payons un salaire vital déjà supérieur aux exigences du nouveau standard textile de Fairtrade (voir plus bas). Signe de cette exigence, tous les employés recrutés à la création de Mila sont encore là : ce n’est pas un mince exploit dans cette industrie, qui connait un fort taux de rotation des travailleurs. Par ailleurs, la totalité de notre chaine d’approvisionnement est transparente et fait l’objet de visites et inspections régulières.
Pensez-vous qu’il y a un avant et un après Rana Plaza ?
De manière évidente, après le Rana Plaza, le niveau de conscientisation, notamment sur les questions de sécurité et le besoin de vêtements plus éthiques, s’est considérablement accru. Une réelle concrétisation commerciale prendra sans doute encore quelques années. Mais cela a clairement amené de nombreux entrepreneurs à faire des recherches dans ce domaine et à lancer leur propre marque éthique. C’est une chose positive à tirer de ce drame. Dans tous les cas, n’accusez pas le Bangladesh ou les propriétaires du Rana Plaza. Les grandes marques sont les principales responsables de cette tragédie. Ce sont elles qui ont été chercher là-bas les coûts les plus bas, en exploitant de pauvres gens. Les consommateurs aussi doivent changer. Quand tu achètes et portes un produit bon marché, tu dois prendre conscience qu’il est source d’exploitation. Dans 20 ans, je pense qu’il n’y aura plus de grande marque. Les marques locales, biologiques, équitables, traçables, etc., se seront multipliées.


Musim travaille dans la confection depuis maintenant plus de 20 ans. Peu scolarisé (jusqu’à 14 ans seulement), il a vite dû travailler dans une usine textile, où les conditions de travail se sont révélées très dures. N’ayant pas trop le choix, il a continué malgré tout, passant graduellement d’assistant à couturier, pour être aujourd’hui « maitre tailleur ». Il travaille chez Mila depuis quelques années. Il y a fait un passage aux débuts de l’organisation mais l’a quitté pour ce qui semblait être un travail plus attractif : une série de commandes très bien payées, mais à la pièce. Une fois les commandes finies, il s’est rendu compte que le salaire fixe de Mila était bien plus intéressant sur une base annuelle (salaire quasi équivalent au salaire vital de l’AFWA). En plus de ce bon salaire, le commerce équitable signifie pour lui plus de liberté et d’autonomie dans son travail. Aujourd’hui, il a sa propre maison, et grâce au salaire de sa femme (qui travaille également pour une organisation équitable), il peut économiser jusqu’à 10.000 roupies (135€) par mois. Cela devrait leur permettre de payer les études de leurs deux enfants, une fille de 13 ans qui veut devenir professeur, et un fils de 10 ans voulant devenir ingénieur informaticien.

Quelle est d’après vous la priorité en matière de droits des travailleurs dans le secteur textile en Inde ?
La priorité est d’éduquer les travailleurs. Les informer sur leurs droits, les outils de lutte à leur disposition, les soutiens existants, etc. La plupart des ouvriers du Tamil Nadu viennent de zones rurales et ont un faible niveau d’éducation. Et même dans le cas contraire, ils ne sont pas au courant du code du travail. Il faut donc leur apprendre le principe des lois existantes, les minima salariaux, les différentes formes de contrat, etc. De ce point de vue, le nouveau standard textile de Fairtrade International est un outil très intéressant. C’est la raison pour laquelle nous participons à leur programme pilote en Inde, aux côtés de deux autres organisations. Nos travailleurs ont déjà reçu quelques formations. Nous avons hâte qu’il soit mis en œuvre pour être parmi les premiers à offrir cette valeur ajoutée à nos clients. Par ailleurs, il est important selon moi que les travailleurs comprennent les bénéfices d’une bonne collaboration avec leur employeur. Etre ponctuel, loyal et respectueux des autres travailleurs par exemple, contribue à améliorer les relations de travail et se révèle au final gagnant pour tout le monde. Je pense que chez Mila, nous avançons dans la bonne direction.
Quels sont les principaux défis rencontrés par Mila ?
Une grosse contrainte, liée à notre « business model », est que notre base de clients est assez irrégulière en matière d’achats. La plupart sont de petites startups ou des entrepreneurs qui placent de petites commandes et mettent du temps avant d’en placer une seconde. Une autre contrainte importante, en lien direct avec la première, est notre manque de ressources. Quand nous aurons augmenté nos capacités de production, nous pourrons répondre à de plus grosses commandes et stabiliser l’organisation. Dans cette optique, le crowdfunding d’Oxfam-Magasins du monde sera d’une grande aide : les nouvelles machines à coudre que nous pourrons acheter, en plus d’améliorer les conditions de travail et de sécurité des ouvrier(e)s et de diminuer notre impact environnemental, nous permettront de nettement améliorer notre productivité. Paradoxalement, nos approvisionnements seront également facilités car nous sommes très limités actuellement par les quantités minimales de commandes pour le coton, le fil ou le tissu : étant donnés les très petits volumes dont nous avons besoin, nous passons souvent en dernier auprès des fournisseurs, ce qui pose toute une série de problèmes en matière de délais et de prix. Une fois la taille critique atteinte, nous nous approcherons plus encore de l’organisation équitable modèle dont je rêve !


Selvi est arrivée chez Mila il y a plus d’un an, après avoir perdu son ancien travail. Comme près de 300.000 autres ouvriers de la région, elle a assisté impuissante à la fermeture de son ancienne usine, suite à une décision de la Cour de justice indienne d’interdire les déversements d’eaux usées dans les rivières. D’abord assistante, puis maintenant couturière, elle a beaucoup appris chez Mila, notamment du fait de la grande expérience de ses collègues et de l’approche orientée qualité de l’organisation. Aujourd’hui, elle est fière de gagner un peu plus que son mari (près de 14.000 rps par moi, soit environ 200€). A eux deux, ils parviennent à économiser environ 10.000 rps par mois, ce qui leur permet d’envisager l’achat d’un terrain pour construire une maison.

Conclusions : un partenaire différent des partenaires classiques d’Oxfam-Magasins du monde
Mila est un tout nouveau partenaire d’Oxfam-Magasins du monde puisqu’il a été approuvé par la commission partenaires courant 2017. Ce partenariat est l’un des résultats d’un long travail de préparation de la campagne « une autre mode est possible », avec notamment deux missions de terrain en Inde, deux études et de nombreux contacts pris dans les réseaux de commerce équitable (EFTA[1. European Fair Trade Association : association européenne du commerce équitable], WFTO[2. World Fair Trade Organization : organisation mondiale du commerce équitable]). Un objectif de ces différentes démarches exploratoires était d’identifier un partenaire présentant un certain nombre de caractéristiques adaptées à la campagne :

  • Le plus important était une production de type industriel : la campagne dénonçant les conditions de travail dans les usines et chaines textiles industrielles, il était plus cohérent de présenter une alternative dans ce même secteur. Le problème était que la plupart des partenaires historiques d’Oxfam-Magasins du monde ont un profil de type artisanal, informel, membre WFTO, etc. (ex. Sasha, Aj Quen, CRC, Pushpanjali).
  • Ce partenaire devait également être indien : l’idée était aussi de pouvoir sensibiliser et éduquer à la complexité et l’opacité des chaines textiles en en présentant les différents maillons au sein d’un même pays, de la culture du coton jusqu’à la confection, en passant par l’égrenage, le filage et le tissage. Or, l’Inde est l’un des seuls pays au monde à héberger toutes ces étapes de la fabrication textile, tout en étant le lieu de nombreuses violations des lois du travail.
  • Il devait également présenter un profil exemplaire en matière de respect des critères du commerce équitable, en particulier au niveau de la traçabilité de la chaine (voir plus haut le travail d’éducation aux différentes étapes) et des salaires, parmi les thèmes les plus critiques dans le secteur.
  • Enfin, il devait pouvoir proposer des produits de qualité en relativement petite quantité, afin qu’Oxfam-Magasins du monde puisse s’approvisionner et fournir ces produits durant la campagne. Ce produit devait être un vêtement, afin d’être mieux adapté à la thématique de campagne et plus ‘symbolique’ politiquement. Cela ajoutait des contraintes supplémentaires car les produits textiles classiquement commercialisés par Oxfam-Magasins du monde sont des accessoires de mode ou du textile d’intérieur.

Mila a été retenu car présentant toutes ces caractéristiques, en plus d’être une petite entreprise en développement (ce qui était l’une des justifications du crowdfunding mis en place en première  partie de campagne). Il est important de souligner que ce partenaire a un profil différent des partenaires habituels d’Oxfam-Magasins du monde, tels ceux cités plus haut : moins dans l’engagement social mais plus dans l’exemplarité. L’idée était de mettre en avant un partenaire démontrant la possibilité de fabriquer des vêtements équitables dans un contexte proche du secteur conventionnel, c’est-à-dire de la fast fashion. Alors, certes, le résultat est aussi un prix plus élevé. Mais ne sont-ce pas les prix du marché conventionnel qui sont anormaux ? Comme le dit Girish G. Krishnan, la fast fashion est un système fondamentalement inégalitaire, source d’exploitation et de pollution, et il est donc crucial de pouvoir démontrer qu’il existe des alternatives.
Patrick Veillard