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Le tourisme, facteur de développement… ou de domination ?

Analyses
Le tourisme, facteur de développement… ou de domination ?
Le tourisme est souvent considéré comme un facteur de développement, et il représente effectivement une part importante du PIB de certains pays du Sud. Cependant, les bénéfices qu’il génère sont pour une bonne part captés par des opérateurs internationaux et ce qui arrive sur place est loin d’être toujours distribué de manière équitable. En outre, les nuisances sociales et environnementales liées au tourisme, jusqu’ici sous-évaluées, commencent à être mieux connues. Face à cela, les formules d’écotourisme et de tourisme solidaire se multiplient depuis quelques années. Sont-elles vraiment la solution ?
Sous le titre La domination touristique, la revue Alternatives Sud consacre son numéro du troisième trimestre 2018 à cette problématique. Et soulève quelques questions qu’on ne peut ignorer.
Le commerce équitable ne pourrait-il pas être une solution touristique permettant d’éviter les rapports de domination des modèles touristiques ?

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Tourisme et « gentrification »

L’aménagement d’une ville ou d’une région pour y attirer les touristes se double généralement d’une « gentrification », mot qui désignait à l’origine le remplacement de la population d’un quartier populaire urbain par des résidents de la classe supérieure. « Avec l’ouverture de la plupart des pays aux investissements directs étrangers, les terrains publics dans les villes et autres lieux attrayants ont été massivement privatisés », ce qui a « engendré une spéculation foncière désastreuse et induit des prix et des loyers déraisonnables et prohibitifs, hors de portée de pauvres. » D’où des déplacements de population et des injustices sociales, « et ce sont les groupes vulnérables comme les femmes, les enfants et les minorités ethniques qui en font les plus les frais ».[1. A. PLEUMAROM, « Tourisme, passeport pour le développement ou pour l’exclusion ? », in Alternatives Sud, La domination touristique, 2018, p. 38.]
Les touristes sont non seulement des consommateurs de destinations, mais aussi des acteurs du marché immobilier, acheteurs d’appartements de vacances, de résidences secondaires et de maisons de repos. Un nombre croissant de personnes qui venaient à l’origine pour des vacances ont fini par s’installer à demeure, souvent dans des centres protégés haut de gamme. Sont particulièrement touchées les régions côtières et les villes historiques de la Méditerranée, de l’Amérique latine et de l’Asie du Sud-Est. Les gouvernements encouragent cette évolution sous prétexte d’embellissement et de revitalisation urbaine. Les quartiers à faible revenu sont remplacés par des hôtels de luxe, des appartements et des complexes commerciaux, et les habitants originels n’ont plus d’autre choix que de partir. Les sites historiques qui ont obtenu le label de « patrimoine mondial de l’Unesco » sont souvent victimes de ce type d’appropriation par une classe touristique internationale.
Les grandes infrastructures telles que des autoroutes, aéroports ou ports de croisière jouent également un rôle important dans la gentrification touristique. Des projets de « villes aéroportuaires » se développent dans des territoires qui sont parfois des zones rurales reculées. S’y rassemblent, à proximité d’un aéroport, des hôtels de luxe, des infrastructures de divertissement, des salles de congrès, des complexes commerciaux, des terrains de golf, des stades… « Les promoteurs assurent que ces projets stimuleront les économies locales, attireront des investissements liés à l’aviation et au tourisme et généreront des emplois et des revenus pour les populations locales. Les principaux bénéficiaires, en réalité, sont les sociétés transnationales, les compagnies aériennes, les chaînes hôtelières, les grandes entreprises de vente au détail ainsi que les firmes de construction et les groupes immobiliers. »[2. Idem, pp. 42-43.]
Ce type de projets – ainsi que d’autres qui visent à valoriser des zones jusque-là préservées, comme les stations balnéaires haut de gamme ou les « écolodges » au milieu des forêts tropicales et des habitats écologiquement fragiles – menacent les droits des populations locales et accentuent la perte de leurs ressources ancestrales, pourtant nécessaires à leur subsistance.
En fin de compte, le tourisme contribue clairement à deux soucis majeurs de notre époque : l’aggravation des inégalités et les déplacements de populations. Il est donc impératif de mettre en place des cadres réglementaires qui protégeront efficacement les citoyens et les communautés locales du développement touristique nuisible.

L’écotourisme, une chimère ?

L’écotourisme est censé combiner les avantages économiques du secteur avec l’inclusion sociale et la protection de l’environnement. Depuis les années 1990, c’est l’une des niches du tourisme qui a connu le plus de croissance sur le marché mondial. Visant les zones naturelles peu touchées par l’homme, l’écotourisme offre d’en admirer les paysages, la faune et la flore et les manifestations culturelles, tout en encourageant la sensibilisation à des pratiques responsables. Il apparait comme une alternative au tourisme de masse et à ses impacts négatifs. Ses concepts clés sont le renforcement des capacités locales et de gestion communautaire pour une utilisation responsable des ressources permettant la viabilité économique à petite échelle et favorisant la conservation écologique.
« Paradoxalement, ces choix qui prétendent renforcer la conscience locale et environnementale ont été le moteur de l’expansion et de la massification de cette niche de marché, qui en réalité n’est pas inoffensive » [3. A.A. LOPEZ SANTILLAN et G. MARIN GUARDADO, « Ecotourisme, développement et durabilité au risque du marché », in Alternatives Sud, La domination touristique, 2018, p. 51.]. Certains de ses effets négatifs « découlent directement des mesures prises pour garantir les services, la sécurité et le confort de consommateurs peu au fait des impacts environnementaux et sociaux auxquels ils contribuent. Et par-dessus tout, les rapports sociaux réels qui contribuent à cette production sont masqués. »[4. Idem, p. 52.]
Certains voient dans l’écotourisme un modèle inoffensif et positif qui pourrait stimuler et diversifier l’économie locale, renforcer l’organisation communautaire et contribuer à la conservation de ressources naturelles. D’autres, plus critiques, reconnaissent les possibilités qu’il offre mais l’associent à des stratégies de domination et de consommation. Ces derniers relèvent que les communautés locales sont souvent obligées d’entrer en concurrence avec des groupes économiques (établissements hôteliers, gros commerçants, tours-opérateurs et entreprises de construction) par lesquels elles se font régulièrement dépasser.
De nombreux projets qui semblent être communautaires sont en réalité le fait d’entreprises étrangères qui répondent à des intérêts privés. La délimitation des aires naturelles, leur plan de gestion et les projets d’écotourisme sont décidés sans que soient consultées les sociétés locales concernées, dont les initiatives et les stratégies intéressent peu les institutions publiques ou les organisations internationales dont dépendent les financements. Les bénéficiaires directs de leurs décisions sont souvent caractérisés par la possession de la terre, l’appartenance ethnique, la domination masculine et les relations clientélistes.
Le débat sur les bénéfices et les effets négatifs de l’écotourisme est loin d’être clos : on peut discuter longtemps encore des critères qu’on utilise et de la validité des jugements qu’on porte. Pour donner du sens et de la cohérence aux pratiques sociales dans les contextes divers où peut se réaliser un projet écotouristique, il est essentiel en tout cas d’analyser les rapports structurels, économiques et de pouvoir qui sont à l’œuvre.
« Dans les localités dominées par le clientélisme politique, l’intervention d’agents commerciaux (…), le pouvoir des caciques et les luttes internes pour le contrôle des ressources, l’écotourisme, dans le meilleur des cas, continuera à être une aspiration ou un simulacre. Dans le pire des cas, il s’avérera être un mécanisme efficace et progressif d’accumulation par la spoliation, puisque les ressources naturelles et les moyens de production y seront déplacés vers des capitaux privés de plus grande envergure. »[5. Idem, p. 66.]

Le tourisme solidaire : un leurre ?

Les critiques envers le tourisme solidaire et le « volontourisme » sont aussi sévères. Ce type de tourisme propose une relation avec les communautés et territoires visités qui se veut plus respectueuse et solidaire, participative, « pro-pauvres ». Les activités touristiques proposées vont « des projets de construction et de renforcement du bien-être des communautés à l’enseignement, en passant par l’appui aux entreprises et la conservation du patrimoine. »[6. S. HANSON PASTRAN, « Tourisme solidaire et ‘volontourisme‘ : critiques postcoloniales », in Alternatives Sud, La domination touristique, 2018, p. 72.]
Les séjours durent de deux semaines à six mois et la tranche d’âge principale est celle des 18-30 ans, en particulier les jeunes qui font une pause pendant leurs études. Leurs motivations sont le désir d’échapper au tourisme traditionnel, de vivre de nouvelles expériences, d’acquérir de nouvelles compétences, de s’immerger dans une autre culture, d’interagir avec les autochtones et d’aider les communautés locales là où ils peuvent être utiles.
Pour certains chercheurs, les séjours de ce type, surtout s’ils sont accompagnés d’une sensibilisation aux inégalités et aux injustices coloniales et postcoloniales, permettent aux participants de prendre conscience du temps et des efforts nécessaires pour un  changement réel et durable.
Pour d’autres observateurs, au contraire, la motivation des participants est avant tout de se rendre dans un endroit « exotique » et très peu de changements interviennent dans leur système de valeurs et leur conscience sociale après cette expérience. En fin de compte, la dichotomie entre le bienfaiteur « supérieur » et le bénéficiaire de l’aide « inférieur » s’en trouve renforcée. « Le discours du volontariat repose sur l’idée néocoloniale suivant laquelle un Occidental même inexpérimenté et non qualifié peut ‘apporter le développement‘. » [7. Idem, p. 76.] Il s’agirait donc en quelque sorte d’encourager le « tiers-monde » à suivre l’exemple de l’Occident en lui offrant des bénévoles pour modèles.
L’auteure conclut toutefois qu’une vigilance critique inspirée des analyses postcolonialistes pourrait permettre d’éviter les dérives les plus criantes de ce type de tourisme, sans pourtant arriver à neutraliser les inégalités structurelles inhérentes à la rencontre entre visiteurs, même bien intentionnés, et visités.

Conclusion

Quelles que soient les nouvelles formules à la mode, la mise en place d’un tourisme réellement éthique et responsable, qui bénéficierait prioritairement aux acteurs locaux, aux populations visitées et à l’environnement, nécessite des politiques coordonnées, la fixation des règles et des termes de l’échange, la régulation des investissements, des flux et des impacts. Il faut en particulier rendre possible l’implication des populations concernées en amont, en cours et en aval des projets. Toutes choses que les promoteurs du secteur considèrent généralement comme un frein à l’essor de leurs activités.

Eclaircir le tableau : perspectives pour le commerce équitable ?

Certains partenaires de commerce équitable, dans le but de diversifier leurs activités et de palier la baisse des ventes d’artisanat, sont à l’initiative de projets touristiques. Leur organisation démocratique, leur connaissance des besoins des populations, leurs implications sociales et économiques ainsi que leurs engagements écologiques, permettent de faire l’hypothèse que les projets touristiques initiés et portés par ces acteurs locaux peuvent stimuler et diversifier l’économie locale, renforcer l’organisation communautaire et sensibiliser les touristes à l’importance de la conservation de ressources naturelles. Dans le cas de Maquita en Equateur, on peut même espérer que le développement d’une offre touristique basée sur la notion de « buen vivir » pourrait mieux faire connaître cette vision de l’économie en lien avec la culture andine et la « Pachamama »[8. Voir le projet “Sustainable and equitable management of agroforestry systems and creation of touristic roads to discover “ El Buen Vivir”  in the Napo province, Ecuadorian Amazon”, http://maquita.com.ec/eng/proyectos/].
Actuellement, nous recensons environ 5 partenaires-producteurs d’Oxfam-Magasins du monde à l’initiative de projets de tourisme durable ou équitable, certains étant beaucoup plus développés que d’autres.  Ces initiatives récentes méritent d’être analysées et évaluées afin de mesurer les perspectives d’éclaircir le tableau et de voir dans quelle mesure il serait intéressant de les soutenir.
Le tourisme équitable ou durable pourrait s’inspirer de l’évolution des voyages d’immersion organisés dans le Sud : des associations comme QUINOA ou DBA (Défi Belgique Afrique) ont évolué et ne proposent plus, à de rares exceptions près, des « chantiers » qui font soi-disant de la coopération au développement mais insistent au contraire sur la rencontre interculturelle, sur les représentations Nord/Sud, sur l’importance pour les voyageurs participants de s’impliquer en Belgique dans des projets citoyens… De même, des bénévoles Oxfam qui se rendraient en « touristes » chez un partenaire-producteur de commerce équitable pourraient devenir des témoins, des « ambassadeurs » qui mettraient en place des projets de soutien aux partenaires, par exemple dans le cadre d’un jumelage ou d’une relation à plus long terme basée sur la réciprocité et le dialogue.
Véronique Rousseaux